La Cour suprême ouvre la voie à l’application de jugements étrangers à l’encontre de filiales au Canada

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01 septembre 2015

Le 4 septembre dernier, la Cour suprême du Canada a rendu sa plus récente décision en matière de droit international privé, laquelle précise davantage le régime canadien en matière de reconnaissance et d’application de jugements étrangers à l’encontre de filiales ayant des opérations au Canada.

Dans la décision Chevron Corp c. Yaiguaje 2015 CSC 42, le juge Gascon, au nom de la Cour, a clarifié que le critère du lien réel et substantiel ne s’applique pas à un tribunal canadien qui établit sa compétence par rapport à la reconnaissance et à l’exécution d’un jugement étranger. Ce faisant, la Cour a frayé un chemin pour davantage de procédures sur le fond relativement à un jugement de l’Équateur en faveur d’un groupe de créanciers étrangers, qui tentaient d’introduire une saga juridique internationale devant les tribunaux canadiens.

Le litige à l’échelle mondiale

La décision de la Cour suprême du Canada s’ajoute à une longue liste de décisions des tribunaux des États-Unis et de l’Équateur découlant d’une poursuite environnementale très médiatisée institutée dans l’État de New York par des résidents d’une zone rurale en Équateur en 1993 à l’encontre de Texaco (qui s’est subséquemment fusionnée à Chevron). Le procès a d’abord eu lieu en première instance en Équateur où, en 2011, les résidents équatoriens ont obtenu gain de cause et où la société Chevron a été condamnée à verser des dommages-intérêts compensatoires et punitifs de plusieurs milliards de dollars. Cette victoire a ensuite donné lieu à une campagne juridique à l’échelle internationale aux États-Unis et au Canada pour faire exécuter le jugement à l’encontre de Chevron et de ses filiales, lesquelles ne possédaient aucun bien en Équateur. Chevron, de même que sa filiale indirecte au septième degré, Chevron Canada, ont été nommées dans la poursuite intentée en Ontario pour faire exécuter le jugement équatorien. Les défendeurs ont tenté de rejeter la signification ex juris, en argumentant que la Cour de l’Ontario n’avait pas compétence et pour obtenir une ordonnance de rejet ou de sursis permanent.

En rendant sa décision quant à savoir si les tribunaux canadiens ont compétence pour reconnaître et appliquer un jugement rendu en Équateur, la Cour suprême du Canada a de ce fait clarifié plusieurs principes de droit international privé.

Le seuil de compétence pour reconnaître et appliquer un jugement étranger

La Cour a jugé qu’en droit international privé canadien, il existait une différence fondamentale entre la compétence d’un tribunal pour entendre une cause en première instance, et la compétence d’un tribunal pour reconnaître et appliquer un jugement étranger. Le critère du lien réel et substantiel et « les facteurs de rattachement créant une présomption », auparavant élaborés par la Cour suprême dans l’arrêt Club Resorts Ltd c. Van Breda, 2012 SCC 17 s’appliquent aux dossiers dans le cadre desquels on demande aux tribunaux canadiens de se déclarer compétents relativement à un défendeur étranger en première instance pour que ce dossier puisse cheminer sur le fond. Le critère du lien réel et substantiel doit être satisfait pour qu’un tribunal canadien puisse assumer la compétence pour juger un tel procès.

Cependant, lorsqu’on demande à un tribunal canadien de reconnaître et d’appliquer un jugement étranger déjà rendu, les mêmes considérations n’existent pas.  C’est plutôt « l’acte de signification fondé sur un jugement étranger qui confère au tribunal ontarien la compétence à l’égard d’un défendeur ». Ainsi, dès que l’acte de signification est établi, le tribunal canadien n’a besoin que de se pencher sur la question à savoir si le tribunal étranger qui a rendu le jugement a un lien réel et substantiel avec les défendeurs ou avec le sujet du différend. Si tel est le cas, le principe de courtoisie internationale, lequel sous-tend le système de droit international privé, requiert que le tribunal canadien reconnaisse et applique le jugement étranger, sous réserve de discrétion judiciaire pour refuser la demande.

L’existence d’une compétence ne détermine pas l’exercice de la compétence

La deuxième clarification apportée par la Cour suprême est relativement au fait que la compétence d’un tribunal canadien pour reconnaître et appliquer un jugement étranger fondé sur l’acte de signification uniquement ne signifie pas que le tribunal exercera toujours cette compétence. Le fond d’un jugement étranger n’est pas considéré au moment de la détermination de la compétence pour reconnaître et appliquer le jugement, mais le fait d’établir qu’il y a compétence ne signifie pas nécessairement qu’il faut exercer cette compétence. En effet,  le tribunal qui possède une telle compétence peut déterminer que l’exercice de cette dernière n’est pas approprié dans les circonstances du dossier. À cet égard, la Cour suprême fournit dans son jugement des exemples de situations qui pourraient susciter l’utilisation par un tribunal de son pouvoir discrétionnaire d’émettre une ordonnance de sursis, ce qui inclut notamment des préoccupations liées à une utilisation appropriée de ressources judiciaires dans les cas où il n’y a pas de biens permettant l’exécution d’un jugement étranger, les arguments contre l’exécution du jugement étranger fondés sur le principe de forum non conveniens, les moyens de défenses usuels à l’encontre de l’exécution des jugements, dont la fraude, ainsi que des requêtes pour jugement sommaire (provinces de Common law) et autres requêtes préliminaires instituées par un débiteur judiciaire.

Les points clés

La décision de la Cour suprême permet d’adopter une approche souple et libérale en ce qui concerne la reconnaissance et l’application des jugements étrangers, tout en s’adaptant à la réalité du monde des affaires mondialisé du XXIe siècle. Cette approche privilégiée par la Cour suprême, bien que claire et simple en principe, pourrait avoir des répercussions considérables. Les créanciers judiciaires qui souhaitent faire exécuter un jugement à l’encontre de biens étrangers qui pourraient être de passage au Canada à une date ultérieure auront la capacité de le faire. De plus, il n’est pas nécessaire que le débiteur judiciaire soit présent au moment où le tribunal détermine qu’il a compétence. Les créanciers pourront aussi réclamer des indemnisations de la part des filiales ayant des opérations au Canada qui n’étaient pas partie au jugement étranger, bien que la Cour suprême ne se soit pas prononcée sur la question à savoir si les biens et les actions de Chevron Canada peuvent être saisis en remboursement de la dette de Chevron.

La conclusion de la Cour suprême, selon laquelle elle a compétence pour reconnaître et appliquer les jugements étrangers même si le débiteur judiciaire n’affiche aucune présence dans la compétence des tribunaux canadiens, laisse entrevoir un certain nombre de possibilités stratégiques pour les créanciers judiciaires à l’échelle mondiale.  Par exemple, les sociétés de ressources naturelles du Canada qui possèdent des filiales à l’étranger constateront peut-être que leurs biens sont dorénavant plus exposés. Cependant, la Cour suprême a aussi reconnu le grand pouvoir discrétionnaire des tribunaux pour rejeter la reconnaissance et l’application des jugements étrangers. Ainsi, seules d’autres applications de cette décision de la Cour suprême détermineront la latitude que les tribunaux seront prêts à accorder aux créanciers judiciaires qui chercheront à recueillir les fruits d’un jugement étranger au Canada.

Joel H. Reinhardt est un avocat en litige commercial du bureau de Gowling Lafleur Henderson s.e.n.c.r.l., s.r.l. à Ottawa.


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