Nos clients de l’industrie des aliments conventionnels nous interrogent régulièrement sur la possibilité d’accéder au marché du cannabis comestible. S’attendant à ce que ce secteur d’activité devienne un important segment de l’industrie du cannabis, beaucoup d’entre eux perçoivent là une occasion de mettre à profit leurs ressources actuelles afin d’accroître leurs activités. En effet, les entreprises d’aliments conventionnels semblent bien positionnées pour innover dans l’un des tout premiers marchés de cannabis comestible légal. On peut imaginer par exemple, une entreprise de produits de boulangerie qui utiliserait ses installations pour confectionner des muffins infusés au CBD, ou encore un fabricant de boissons qui envisagerait la production d’une eau au THC.

Le 22 décembre 2018, Santé Canada a fait les premiers pas vers la légalisation du cannabis comestible en publiant le Règlement modifiant le Règlement sur le cannabis (nouvelles catégories de cannabis) et le Décret modifiant les annexes 3 et 4 de la Loi sur le cannabis (les « Projets de règlements »). Les Projets de règlement, ces modifications proposées quant à la réglementation visant les formes autorisées, la fabrication et la vente du cannabis comestible au Canada, pourraient être adoptés tels quels, mais sont susceptibles d’être modifiés.

Nonobstant les occasions d’affaires s’offrant à elles, les entreprises d’aliments conventionnels doivent tenir compte des obstacles qu’elles devront franchir avant de pouvoir entrer sur le marché du cannabis comestible. Mentionnons surtout l’obligation d’obtenir une licence pour le traitement de produits de cannabis en vertu de la Loi sur le Cannabis, ce qui prend un temps considérable et nécessite un investissement financier en vue de rassembler les ressources nécessaires pour aller de l’avant. Au moment de la rédaction du présent article, il semble que Santé Canada est aux prises avec des retards constants en matière d’octroi de licences en raison d’une surabondance de demandes.

En outre, Santé Canada a récemment modifié son approche en ce qui a trait à l’examen des demandes. Le 8 mai 2019, Santé Canada a fait parvenir aux demandeurs de licence un courriel stipulant que « à partir d’aujourd’hui, Santé Canada exige que les nouveaux demandeurs de licences de culture, de transformation ou de vente à des fins médicales disposent d’un site entièrement construit et qui répond à toutes les exigences du Règlement sur le cannabis au moment de leur demande, ainsi qu’à d’autres critères de demande. » Bien que cette modification réduira potentiellement le nombre de demandes à traiter, ce qui aiderait à rattraper les retards, elle pourrait en revanche nuire aux demandeurs viables. Plus précisément, si une entreprise se voit obligée de construire une installation avant qu’une licence ne lui soit octroyée, il est improbable qu’elle puisse générer des revenus durant le processus d’obtention de la licence. Pour l’instant, on ne sait pas dans quelle mesure cette modification agira sur les délais de traitement des demandes, ni combien de temps ce genre d’installation risque de demeurer improductive.

Advenant que les Projets de règlement soient adoptés sans aucune modification, les entreprises d’aliments conventionnels feront également face à une autre difficulté financière : aux termes d’une exigence leur imposant la production de cannabis comestible dans des bâtiments distincts, il leur sera interdit d’en fabriquer dans le même bâtiment où sont produits des aliments conventionnels. Ainsi, une telle entreprise désirant fabriquer du cannabis comestible se verra obligée d’investir des sommes considérables afin de dédoubler ses ressources. Cette exigence est contraignante pour les cultivateurs autorisés souhaitant collaborer avec des entreprises alimentaires, car beaucoup d’entre elles ne veulent ou ne peuvent tout simplement pas réaffecter des ressources à la construction d'une nouvelle installation.

En imposant cette exigence quant à la production de cannabis comestible dans des bâtiments distincts, Santé Canada veut éviter toute possibilité que du cannabis pénètre par erreur dans la chaîne d’approvisionnement des produits alimentaires conventionnels (le raisonnement étant qu’il n’y a pas de place à l’erreur s’il n’y a pas de cannabis dans un bâtiment où des aliments conventionnels sont fabriqués). Néanmoins, il existe peut-être d’autres solutions raisonnables qui permettraient d’atténuer ce risque. L’une d’entre elles serait de fabriquer le cannabis comestible dans la même installation, mais dans une aire sécurisée, restreinte et distincte de la zone de fabrication des aliments conventionnels, ce qui aurait vraisemblablement un effet comparable en matière de prévention de la contamination croisée. Une autre approche serait d’autoriser la fabrication des aliments conventionnels et du cannabis comestible dans le même emplacement, mais jamais en même temps, et d’imposer des mesures et protocoles de sécurité additionnels.

En bref, il semble que les Projets de règlement proposent uniquement l’approche la plus extrême en ce qui a trait à la prévention de la contamination croisée, et ne tiennent pas compte de l’effet cumulatif causé par l’obligation de construire une nouvelle installation avant de pouvoir effectuer une demande de licence. En plus d’être coûteuse, la construction d’une nouvelle installation exige un temps considérable et peut comporter des risques importants sur le plan financier. Le fait de dresser un tel obstacle devant les entreprises d’aliments conventionnels désirant accéder à cette nouvelle industrie risque de diminuer les débouchés économiques pour l’ensemble des Canadiens. Il va sans dire que protéger la santé et la sécurité des Canadiens est un enjeu prioritaire pour tous. Néanmoins, Santé Canada devrait envisager l’adoption de solutions moins contraignantes qui permettraient d’atteindre cet objectif d’une manière plus favorable pour les entreprises canadiennes.