Le 2 mars 2016, l'Agence du revenu du Canada (« ARC ») a publié la note de service numéro 17 sur les prix de transfert (« PTM-17 »), intitulée « Incidence de l'aide gouvernementale sur les prix de transfert », qui décrit l'orientation de l'ARC relative au traitement de l'aide gouvernementale et qui confirme la politique de l'ARC en ces termes : « Lorsqu'une méthode d'établissement des prix de transfert fondée sur les coûts est utilisée pour déterminer le prix de transfert des produits, des services ou des biens incorporels vendus par un contribuable à une personne non‑résidente avec laquelle il a un lien de dépendance et lorsque le contribuable canadien reçoit une aide gouvernementale, les coûts ne devraient pas être réduits du montant reçu sous forme d'aide gouvernementale, sauf s'il y a une preuve fiable que des parties sans lien de dépendance l'auraient fait étant donné les faits et les circonstances précises.[1]»(c'est nous qui soulignons).

Lorsque cette politique a été introduite, j'étais économiste au sein de la Division des services de l'autorité compétente de l'ARC, et j'ai pu constater de mes propres yeux les arguments soulevés par les contribuables dans leurs demandes de procédure amiable ou d'arrangement préalable en matière de prix de transfert pour tenter d'appuyer l'exception de « preuve fiable ». Aujourd'hui, en raison de la pandémie et des subventions accordées par le gouvernement canadien, les politiques présentées par la PTM-17 représentent un dossier chaud dans le paysage canadien des prix de transfert, car les contribuables veulent savoir comment traiter la Subvention salariale d'urgence du Canada (« SSUC ») pour ce qui est des prix de transfert.

Comment fonctionne la PTM-17?

Dans le texte de la PTM-17, on présente un scénario dans lequel une société canadienne (« Canco »), filiale d'une entreprise multinationale, effectue des activités de recherche et développement (« R&D ») pour le compte d'une société étrangère (« Forco »). Canco consacre 60 $ à la R&D et 40 $ aux frais généraux, pour un coût total de 100 $. Sur la base de l'analyse fonctionnelle de Canco et de Forco, il est déterminé que la méthode de prix de transfert appropriée est la méthode transactionnelle de la marge nette avec un indicateur du niveau de profit du retour sur les coûts totaux. Sur la base d'une recherche de sociétés comparables, il est déterminé que Canco devra gagner 10 % de ses coûts totaux, ce qui se traduira par un montant total de prix de transfert de 110 $ payé par Forco et par un bénéfice d'exploitation de 10 $ pour Canco.

Si une subvention gouvernementale de 10 $ est attribuée à Canco, la politique de l'ARC prévoit que le prix de transfert versé par Forco restera à 110 $ et que la subvention de 10 $ compensera directement les dépenses de R&D de Canco, ce qui se traduira par un bénéfice d'exploitation de 20 $ pour Canco. Il s'agit ici de l'approche des « coûts bruts ».

L'autre approche consiste à déduire la subvention de 10 $ (ou une partie de celle-ci) des coûts de base de la R&D avant le prix de transfert, ce qui se traduit par des coûts de 90 $ plus un retour de 10 %. Le résultat est donc un prix de transfert total de 99 $ payé par Forco à Canco et un bénéfice d'exploitation de 9 $. Dans cette approche des coûts nets, Canco partage la totalité (ou une partie) de l'aide gouvernementale avec Forco, et le montant payable à Canco est réduit à 11 $, soit 110 $ - 99 $ = 11 $.

Considérations de nature économique — Opérations entre parties sans lien de dépendance

Les scénarios figurant dans la PTM-17 présentent deux visions très différentes de l'interaction entre des parties sans lien de dépendance.

Les considérations de nature économique énumérées ci-dessous appuient la politique de l'ARC :

  • Supposons qu'une tranche de 100 $ dans le prix de base représente 10 heures de travail à 10 $ l'heure. Ces coûts seraient entièrement remboursés par Forco, et la majoration s'appliquerait à la totalité du prix de base. En déduisant les coûts et en appliquant la majoration à la base réduite de 90 $, même si 10 heures sont travaillées, on obtient un retour inférieur sur le total des 10 heures travaillées.
  • Encore ici, Canco assume des coûts de 100 $ pour réaliser les activités de R&D qu'elle a obtenues de Forco et, en l'absence de subvention, elle recevra 110 $ de Forco pour ces activités. Si Canco touche la subvention gouvernementale et que celle-ci est déduite du prix de base, Canco perdra 1 $ de bénéfice en raison du prix de base réduit qui doit être majoré. Si elle n'a pas de lien de dépendance, pourquoi Canco accepterait-elle une subvention qui réduirait son bénéfice net si le résultat final consiste à déduire le prix de base des coûts avec Forco?
  • Du point de vue de la comparabilité, le traitement comptable des subventions peut ne pas être cohérent entre les comparables identifiés. Si les comparables n'ont pas accès à la même subvention, et dans les mêmes circonstances, il peut être difficile de calculer un indicateur du niveau de profit qui tiendra compte de la base des coûts nets. Cela pourrait se traduire, pour Canco, par un retour inférieur par heure travaillée par rapport aux comparables.

Les arguments en faveur d'une approche fondée sur les coûts nets peuvent être tout aussi convaincants, se concentrant davantage sur la compétitivité pour obtenir le contrat Forco et sur l'intention du gouvernement intéressé de créer, de conserver ou de maintenir des emplois sur son territoire.

  • Comme les gouvernements communiquent généralement l'instauration de programmes de subventions, y compris leurs conditions, Forco serait tout à fait consciente que Canco pourrait tirer parti de la subvention pour réduire ses coûts. Ainsi, Forco pourrait négocier avec Canco afin de réduire les coûts qu'elle a facturés pour obtenir le contrat de R&D de Forco. Ce scénario peut s'appliquer si Canco fait concurrence à de nombreux soumissionnaires pour le travail de Forco. Toutefois, si Canco a un avantage stratégique sur ses concurrents, Forco risque d'avoir moins de pouvoir de négociation pour obtenir une partie de la subvention et pourrait réussir à en conserver la totalité.
  • Les entreprises multinationales pourraient également invoquer l'intention générale de la subvention gouvernementale, notamment le fait qu'elle vise à attirer du travail dans le territoire visé, comme preuve supplémentaire que la subvention pourrait donner lieu à une approche des coûts nets. De ce point de vue, le gouvernement négocie indirectement avec Forco, en l'attirant dans sa sphère d'attributions au moyen d'une mesure incitative qui pourra être transmise par Canco. Ainsi, le gouvernement, par le biais de la subvention, partagera le coût global du service fourni par Canco.

En fait, la politique de l'ARC part de l'approche des coûts bruts, et c'est à l'entreprise multinationale de démontrer que des parties sans lien de dépendance partageraient la subvention en tout ou en partie.

COVID-19 : Pourquoi la PTM-17 est-elle pertinente actuellement?

Depuis le 30 mai 2020, le gouvernement du Canada, par le biais de la SSUC, a investi massivement pour compenser l'impact dévastateur de la pandémie de COVID-19 sur divers secteurs de l'économie canadienne. Au 11 juillet 2021, le gouvernement avait approuvé 3,87 millions de demandes de SSUC, dont 6 020 demandes d'un montant supérieur à 1 M$[2].

Bien que les circonstances entourant la SSUC soient différentes de l'exemple de la R&D dans la PTM-17, le principe sous-jacent demeurerait le même : si l'une ou plusieurs des entreprises susmentionnées ayant demandé la SSUC sont des sociétés canadiennes (Canco), l'ARC s'attend à ce que ces entreprises appliquent la méthode des coûts bruts pour déterminer le prix de transfert. Sinon, elles devront fournir des preuves fiables visant les parties sans lien de dépendance qui partageront la totalité ou une partie de la subvention avec Forco. Toutefois, étant donné que la politique qui sous-tend la SSUC s'apparente davantage aux régimes nationaux d'assurance-emploi, dont la nature est temporaire, plutôt qu'à une subvention destinée à attirer du travail au Canada, il sera difficile pour les contribuables de convaincre l'ARC de renoncer à l'approche des coûts bruts décrite dans la PTM-17.

De plus, les comparables n'ont pas forcément accès à la même subvention, et c'est pourquoi il est difficile de saisir l'impact des diverses mesures d'allégement mises en place par les gouvernements et l'incidence de ces mesures sur les données financières prises en compte aux fins de la détermination du retour pour Canco dans le cadre de la méthode transactionnelle de la marge nette. Dans un article précédent, nous avons abordé de manière détaillée les différences en ce qui a trait à la comparabilité, notamment celles qui s'appliquent à cette situation[3].

Conclusion

La PTM-17 de l'ARC fournit aux multinationales une orientation claire sur la façon dont une société canadienne doit tenir compte des subventions reçues pour soutenir les activités de recherche et développement ou de fabrication. Toutefois, la PTM-17 reconnaît également que, avec des preuves fiables, les parties sans lien de dépendance auraient pu agir différemment dans des faits et des circonstances spécifiques.

Quoi qu'il en soit, il est important que les sociétés effectuent une analyse approfondie pour étayer leur approche, surtout si l'analyse fonctionnelle les amène à déterminer, avec des preuves fiables, que l'approche des « coûts bruts » ne tient pas compte de leur situation particulière. Lorsque les contribuables reçoivent des subventions gouvernementales, y compris la SSUC, ils doivent toujours discuter de leur scénario avec un expert des prix de transfert avant d'accepter l'approche des coûts bruts privilégiée par l'ARC. Ainsi, ils s'assureront que les faits et les circonstances applicables à leur situation tiennent compte de la façon dont les parties sans lien de dépendance traiteront ces subventions.