Matthew Estabrooks
Partner
National Co-Lead – Administrative Law Practice Group (Canada)
Article
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Il n'y a rien d'exagéré à affirmer que 2021 a sans contredit été l'année des jetons non fongibles ou JNF (de l'anglais non-fungible tokens, soit les NFT). En effet, les ventes de ces jetons ont explosé, passant de 80 millions $ en 2020 à 17 milliards (oui, vous avez bien lu) en 2021. Mais en juin 2022, le marché des JNF s'est retrouvé à son plus bas niveau en un an « en anglais ». Certains courtiers et développeurs de ce domaine se sont même demandé si les JNF étaient réellement révolutionnaires ou nul autre qu'un feu de paille spéculatif.
Au moyen de tels jetons, il est possible de « détenir » des œuvres incorporelles d'art numérique, reproductibles à l'infini. N'importe qui peut copier et coller le JPEG d'un Bored Ape (image numérique d'un singe humanisé), mais seul le titulaire du JNF peut prouver qu'il « détient » l'« original » (continuez votre lecture pour en savoir plus). Cette innovation est alléchante, mais quand le marché s'est effondré, plusieurs titulaires de JNF les plus prisés « en anglais » ont eu l'impression de se retrouver propriétaires de simples séquences de chiffres et de lettres sans valeur. Cependant, malgré la volatilité du marché, la promesse de la technologie des JNF demeure attrayante et le développement en la matière continue d'aller bon train.
Le présent article donne l'aperçu d'une nouvelle solution juridique ayant le potentiel de transformer les transactions de JNF en un instrument favorisant l'échange de biens incorporels. Mais mettons d'abord en lumière quelques-unes des principales idées fausses qui circulent au sujet des JNF et de ce qu'ils représentent réellement.
Un des défis communs touchant de nombreux projets de JNF réside dans le fait que leur valeur intrinsèque semble souvent ne pas être liée à leur utilité. Rappelons qu'un JNF consiste simplement en une chaîne cryptographique de caractères reliée à une adresse particulière et consignée dans le registre distribué d'une chaîne de blocs. Ni plus, ni moins. De nombreux JNF procèdent à l'encodage d'une adresse URL où l'image est conservée, mais au-delà de ça, le seul fait objectivement prouvable est que le JNF dont le numéro est xyz est détenu par l'adresse de portefeuille numérique abc.
Les idées fausses entourant les JNF et ce qu'ils sont censés accomplir sont au cœur du problème. La principale croyance erronée est que les JNF octroient par magie la propriété de l'actif qui y est associé.
Prenons l'exemple réel de SpiceDAO « en anglais » pour mieux illustrer cette mauvaise perception. SpiceDAO est une organisation décentralisée autonome (pensez à une société crypto) créée dans un but unique : l'acquisition d'une rarissime copie d'un document de proposition préparé par le réalisateur Alejandro Jodorowsky, présentant sa vision pour l'adaptation cinématographique du roman Dune de Frank Herbert. Après avoir acheté ce document au prix de trois millions de dollars, SpiceDAO a communiqué par Twitter « en anglais » son intention de « réaliser une série animée originale exclusive à partir du livre et du document de proposition, et de la vendre à un service de diffusion en continu. » [Traduction]. Le hic? SpiceDAO n'avait obtenu qu'une copie physique du document de proposition de l'adaptation du roman, et non pas la propriété intellectuelle sous-jacente du document, ni même du roman lui-même. En effet, pour créer du contenu lié à l'univers de Dune, la société aurait dû obtenir une licence ou effectuer l'acquisition du droit d'auteur sous-jacent de la famille Herbert.
Tout comme détenir une copie physique du roman Dune n'octroie aucun droit sur la PI sous-jacente, être le propriétaire d'un JNF représentant le livre ou une image de ce dernier (ou d'autre chose) ne confère aucun droit légal sur l'œuvre en question. Autre exemple « en anglais » : les propriétaires d'une esquisse de l'artiste Basquiat qui ont vu leur tentative de créer un JNF bloquée par la succession de l'artiste, les véritables titulaires du droit d'auteur lié à l'œuvre. Il en va de même pour d'autres types de PI : posséder une paire d'espadrilles Adidas ne vous donne pas le droit d'utiliser le logo de l'entreprise, tout comme détenir un iPhone ne vous permet pas d'en fabriquer un vous-même.
Le problème ici n'a rien à voir avec le fait que les JNF sont incorporels – la loi reconnaît et protège les droits de propriété de biens incorporels (propriété intellectuelle, servitudes, achalandage, droits de la personnalité, etc.). Par exemple, un droit d'auteur est un bien de valeur, car il est protégé par un mécanisme juridique (loi sur le droit d'auteur) et un puissant forum (les tribunaux). C'est un élément juridique fictif : un concept intellectuel, mais assorti de réelles conséquences et valeur. La valeur du droit légal est distincte du bien corporel (livre, iPhone) ou incorporel (JNF).
Le vrai problème a plutôt trait au fait que dans le cas d'un JNF, à moins que les données cryptographiques de ce dernier ne soient liées à un droit légal exécutoire, rien ne lie la séquence de chiffres et de lettres d'un JNF à la propriété intellectuelle (PI) sous-jacente. Les JNF sont généralement élaborés au moyen d'une technologie dite des « contrats intelligents », mais cette terminologie est souvent trompeuse. Un contrat intelligent n'est nul autre qu'un code informatique mis en œuvre automatiquement, et n'est pas nécessairement un contrat légal exécutoire.
Plusieurs projets de JNF ont tenté de combler le fossé entre le droit et la technologie dans le domaine « en anglais » des droits immobiliers et musicaux « en anglais » , mais ces projets faisaient souvent appel à des contrats externes fondés sur des constructions juridiques traditionnelles, et non pas sur la technologie de la chaîne de blocs.
Pour les acquéreurs de JNF, comprendre la notion de droits sous-jacents est crucial. La société Yuga Labs, les créateurs des fameux Bored Apes, a ajouté une clause dans ses modalités qui dit ceci : « En achetant un JNF, vous êtes propriétaire du Bored Ape sous-jacent, l'Œuvre, dans son entièreté » [TRADUCTION]. Mais qu'est-ce que cela signifie vraiment? S'agit-il de la cession du droit d'auteur sur l'Œuvre Bored Ape? Si oui, qui en était le titulaire original, et cette cession de droits est-elle réellement valide? De plus, qu'arrive-t-il si le titulaire original vend le JNF à un nouvel acheteur? Par quel mécanisme le transfert de la PI sous-jacente s'effectue-t-il? Quelles sont les attentes de l'acheteur en fait d'exclusivité, si exclusivité il y a? Plus important encore, peut-on considérer les œuvres d'art génératives telles Bored Apes comme des œuvres originales « en anglais » ?
Bref, pour que les JNF soient d'une réelle utilité, il faut que les éléments cryptographiques soient liés à des droits exécutoires. La suite du présent article donnera un aperçu d'une méthode pour assurer cette connexion d'une manière simple, élégante et fondée sur des procédés juridiques bien établis.
La solution pour dynamiser les JNF se trouve peut-être dans le passé : le passé lointain et le droit des fiducies.
La fiducie entre vifs fait partie de la common law anglaise depuis les croisades, alors que la fiducie testamentaire remonte à l'Empire romain. À l'époque, la première a été une véritable innovation juridique et continue d'être un outil puissant et flexible utilisé dans les pays de common law à l'échelle mondiale.
Voici comment fonctionne essentiellement une fiducie : la propriété complète légale d'un actif (immobilier, compte bancaire, droit d'auteur, etc.) est transférée à un fiduciaire. La documentation du transfert précise aussi les noms des bénéficiaires de la fiducie. Aux termes du droit des fiducies, même si le fiduciaire est techniquement le propriétaire légal des actifs de la fiducie, il détient ces derniers uniquement au bénéfice des bénéficiaires. Le fiduciaire est obligé de gérer les actifs de la fiducie selon les intérêts supérieurs des bénéficiaires.
Le modèle pour les JNF fondé sur les fiducies que je propose marie la technologie des JNF au mécanisme juridique de ces dernières. Dans le cas de JNF représentant des droits de propriété intellectuelle, le titulaire initial de la PI crée un JNF (ou plus) lié à la PI et, en même temps, confère la propriété légale de tous les droits acquis dans le PI à un fiduciaire. Les modalités de l'entente de fiducie précisent que le fiduciaire détient les droits de PI en fiducie pour quiconque détient un JNF lié. Ce document de fiducie peut même être créé sur la chaîne de blocs pour en assurer davantage la transparence.
La fiducie établit donc un lien entre la propriété des droits juridiques et celle des JNF. Pourvu que la propriété légale de la propriété intellectuelle soit transférée dans la fiducie d'une manière exécutoire et reconnue par la loi, ce système permet l'arrimage des droits de propriété aux JNF eux-mêmes. La loi reconnaîtra la propriété effective de la PI sous-jacente pour chaque titulaire de JNF, permettant ainsi à chacun d'agir comme s'il en était le propriétaire légal. Nul besoin d'un nouveau contrat pour transférer les droits effectifs d'un titulaire de JNF à un autre. Pour effectuer la cession de droit d'auteur, il suffit d'envoyer le JNF à un nouveau portefeuille numérique. Ces transferts pourraient même se réaliser au moyen de contrats intelligents automatisés comportant certaines modalités (délais, redevances, paiements, etc.)[1]
Ce modèle présente plusieurs autres possibilités. Premièrement, il n'y a rien qui restreint son utilisation uniquement au monde des actifs de propriété intellectuelle incorporels – il pourrait en effet s'appliquer à d'autres types de propriétés. Deuxièmement, le document de fiducie peut préciser que le fiduciaire a droit à une rémunération pour ses services. Dans le domaine des contrats intelligents informatiques, ces honoraires pourraient être automatiquement perçus sous forme d'un pourcentage sur chaque vente subséquente de chaque JNF. Enfin, sous réserve des règles locales concernant l'établissement de fiducies, une organisation autonome décentralisée ou DAO (de l'anglais decentralized autonomous organization) pourrait agir comme fiduciaire, ce qui permettrait la gestion de la fiducie d'une manière décentralisée.
Il est indéniable que les JNF constituent un fascinant développement technologique, très prometteur. Cependant, les projets de JNF pourraient faire face à des complications juridiques, car la question du lien entre la propriété cryptographique et les droits exécutoires n'est pas entièrement résolue. Le modèle proposé ci-dessus offre une solution en s'appuyant sur le droit bien établi des fiducies pour relier le passé au futur, en rattachant des formes ayant force de loi aux données cryptographiques. En associant la technologie moderne à ces formes juridiques anciennes, les JNF pourraient transformer le concept de propriété, en particulier pour les actifs incorporels tels que les droits d'auteur, les marques de commerce et les brevets.
[1] Notez que cette structure – comme toute entente de fiducie – comporte son propre lot de risques juridiques et présente des questions complexes afférentes au droit des fiducies, au droit d'auteur et au droit des valeurs mobilières. Il est toujours recommandé de demander des conseils juridiques avant d'établir une fiducie.
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