Le 21 février 2024, l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») a publié la circulaire d’information 94-4R2 intitulée Prix de transfert international : Arrangement préalable en matière de prix de transfert (APP) (la « circulaire révisée »). Un APP consiste en une entente entre l’ARC et le contribuable, et couvre certaines transactions entre le contribuable et des entités liées non résidentes. L’APP permet de confirmer à l’avance une méthode de prix de transfert convenue pour les transactions transfrontalières entre les parties visées pour des périodes précises, selon certaines hypothèses et modalités déterminées. En bref, les APP permettent aux contribuables résidents canadiens et à l’ARC de résoudre en amont les éventuels différends en matière de prix de transfert en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») et des conventions fiscales du Canada, offrant ainsi une certitude fiscale aux contribuables. La circulaire révisée, qui énonce les politiques et procédures de l’ARC relatives au programme d’APP, remplace la circulaire d’information 94-4R (l’« ancienne circulaire ») publiée le 16 mars 2001 et la circulaire d’information 94-4RSR relative au programme pour les petites entreprises (communiqué spécial) publiée le 18 mars 2005.

Contexte

Un grand nombre des modifications présentées dans la circulaire révisée étaient attendues. En effet, le programme d’APP a récemment fait l’objet d’une consultation publique et l’ARC avait transmis une ébauche de la circulaire révisée à certaines parties externes en juin 2023. Toutefois, seules quelques‑unes des préoccupations soulevées par la communauté fiscale pendant le processus de consultation ont été prises en compte dans la circulaire révisée.

Les modifications sont majeures et elles décourageront de nombreux contribuables de demander un APP. À long terme, elles augmenteront les activités de vérification et allongeront les processus de résolution des différends fiscaux (en plus de les rendre plus coûteux) pour les entreprises canadiennes qui effectuent des transactions complexes avec des entités liées non résidentes. Cette situation est désavantageuse pour les contribuables qui visent la certitude fiscale et qui souhaitent éviter les pénalités. De plus, les modifications dévient le programme d’APP de son objectif : offrir un processus transparent qui favorise la coopération entre le contribuable et les deux administrations fiscales visées pour faciliter la résolution des problèmes liés aux transactions intragroupe complexes.

Au cours des dernières années, la Division des services de l’autorité compétente (« DSAC ») de l’ARC a graduellement resserré les critères d’accès au programme d’APP. Les modifications de la circulaire révisée, qui touchent surtout les critères d’admissibilité au programme d’APP, cadrent avec les changements que la DSAC a apportés à ses politiques internes au cours de cette même période. La circulaire révisée stipule ce qui suit : « L’objectif de ces lignes directrices est d’accroître la transparence du programme d’APP de l’ARC en donnant des indications claires aux contribuables sur le processus d’APP et sur les exigences du programme ». S’il est décevant que l’accès au programme d’APP soit restreint, la « transparence » dont il est question est souhaitable, puisque les demandes qui ne sont visiblement pas admissibles au programme d’APP seront rejetées avant que les contribuables aient déboursé des sommes importantes. La circulaire révisée rappelle également que le programme d’APP « est un service discrétionnaire » fourni par l’ARC, qu’il « n’y a aucune obligation juridique de conclure un APP » et qu’il n’existe « aucun cadre statutaire pour les APP ». La transparence quant à l’admissibilité au programme d’APP et la mention de la nature discrétionnaire du programme pourraient avoir pour objectif d’aider l’ARC à se défendre si des demandes de contrôle judiciaire sont déposées auprès de la Cour fédérale en lien avec des demandes refusées (au moins une demande de ce type a été déposée et est actuellement devant la Cour fédérale).

Aperçu des changements

La circulaire révisée décrit plusieurs situations générales dans lesquelles l’ARC pourrait refuser une demande d’APP. Comme nous l’expliquions précédemment, il s’agit probablement d’une façon de décourager les contribuables qui effectuent des transactions intragroupe répondant à ces critères d’envisager de soumettre un document préliminaire. Voici quelques-unes de ces situations :

  • La DSAC est préoccupée par le fait que les transactions couvertes font partie d’une stratégie d’évitement fiscal ou d’érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices.
  • Avant la période de l’APP, les activités commerciales ont subi une transformation ayant des répercussions fiscales importantes qui n’ont pas été vérifiées par l’ARC, comme la restructuration, la modification ou l’élimination de fonctions, le transfert d’actifs ou la fermeture d’usines.
  • Il est prévu que l’entreprise fasse l’objet d’une transformation considérable durant la période visée par l’APP.
  • Les niveaux de fonds de roulement, d’actifs et de passifs ne demeureront pas stables (indépendamment de l’inflation et des fluctuations de l’économie mondiale) tout au long de la période visée par l’APP.
  • L’entreprise n’est pas en activité depuis assez longtemps pour réaliser une analyse économique couvrant un cycle opérationnel complet des années d’imposition pour lesquelles une déclaration de revenus a été produite.
  • Le contribuable ne peut pas établir une raison commerciale convaincante justifiant la détention d’actifs incorporels dans une administration ou une entité distincte de celle dans laquelle ces actifs ont été développés.
  • La propriété et le développement des actifs incorporels ne sont pas clairs.
  • Le contribuable ne peut pas établir la valeur des actifs incorporels, faisant en sorte qu’il soit peu probable que la DSAC puisse justifier toute évaluation.
  • Le contribuable choisit de ne pas inclure toutes les transactions intragroupe transfrontalières dans sa demande sans justification satisfaisante.
  • Les contrats légaux ne concordent pas avec la conduite réelle des parties.

La circulaire révisée énonce également des situations dans lesquelles l’ARC pourrait décider de mettre fin au processus après la réception d’une demande d’APP officielle :

  • La demande officielle ne répond pas aux préoccupations ou aux demandes que la DSAC a soulevées plus tôt dans le processus d’APP (p. ex., pendant la rencontre préliminaire).
  • Les conditions opérationnelles ainsi que les faits et les circonstances du contribuable ont nettement changé depuis l’envoi de la lettre de conditions de l’ARC.
  • Le contribuable n’a pas répondu ou n’a pas répondu en temps opportun à une demande de renseignements supplémentaires de la DSAC pendant le processus de demande d’APP.
  • La DSAC détermine que des renseignements clés de la demande sont inexacts, incomplets ou trompeurs.

Bien que l’ARC soutienne que la circulaire révisée a pour objectif principal d’accroître la transparence quant aux critères d’admissibilité au programme d’APP, celle-ci présente également d’autres changements importants au processus d’APP, y compris les suivants :

  • Des précisions ont été ajoutées quant à la procédure et aux renseignements dont la DSAC a besoin en vue de la rencontre préliminaire.
  • Le contribuable recevra désormais une explication écrite de la DSAC si cette dernière décide de ne pas poursuivre le processus après la rencontre préliminaire.
  • La DSAC ne donne pas de délai précis pour la rencontre préliminaire une fois que les renseignements en lien avec cette rencontre ont été déposés. Auparavant, la DSAC exigeait que les renseignements soient déposés au moins deux semaines avant l’éventuelle date de la rencontre préliminaire.
  • Les demandes de renouvellement doivent maintenant être déposées au cours de la dernière année de l’APP existant. Auparavant, les demandes devaient être déposées au plus tard neuf mois avant l’expiration de l’APP existant.
  • Les frais administratifs fixes de 5 000 $ du programme d’APP pour les petites entreprises ont été retirés. Aucun autre changement important n’a été apporté au programme d’APP pour les petites entreprises.
  • La circulaire révisée explique le lien entre la procédure d’arbitrage entre le Canada et les États-Unis et le processus d’APP lorsqu’aucun règlement d’APP n’est obtenu dans un délai donné.

Effets de la circulaire révisée sur le programme d’APP

En vertu de la circulaire révisée, il n’est pas nécessaire que le contribuable et la DSAC soient d’accord sur la méthode de prix de transfert (« MPT ») proposée pour que cette dernière soit admise dans le programme d’APP, même si c’est l’inverse qui a été discuté pendant le processus de consultation. Toutefois, les situations dans lesquelles une demande d’APP peut être refusée sont nombreuses et subjectives, et la DSAC pourra souvent refuser des demandes sous le motif qu’elle a des inquiétudes quant à la MPT choisie par le contribuable. Par conséquent, nous redoutons que la DSAC demeure hésitante à accepter les demandes qui ne proposent pas des méthodes correspondant à ce que l’ARC considère comme une position juste en matière de prix de transfert. Beaucoup de ces cas complexes font l’objet d’un arbitrage, mais l’ARC préfère éviter une éventuelle confrontation dont elle ne contrôle pas l’issue. Par exemple, lorsqu’une demande d’APP est acceptée et que la position du contribuable est communiquée à la DSAC et à l’autorité compétente étrangère, un point de non-retour est atteint : les négociations reposeront sur cette position et la DSAC pourra difficilement présenter et défendre une autre approche. Les modifications apportées à la circulaire donnent à l’ARC la possibilité de refuser les dossiers litigieux, donc de contrôler davantage les résultats de l’APP.

La circulaire révisée omet également des éléments importants. Par exemple, il aurait été utile d’avoir des exemples i) des transformations d’entreprise qui ne sont pas suffisamment importantes pour avoir une incidence sur l’admissibilité d’un contribuable au programme d’APP; et ii) des situations qui ne seraient en général pas considérées comme liées à une stratégie d’évitement fiscal ou d’érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices. Dans ce dernier cas, que penserait la DSAC d’une entité étrangère formée dans un pays où elle peut profiter d’un régime fiscal favorable aux brevets conforme au rapport final de 2015 sur l’Action 5 du Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, y compris aux exigences relatives à l’« approche nexus », qui permet aux contribuables de bénéficier d’avantages fiscaux dans la mesure où ils mènent des activités et engagent des dépenses substantielles de R et D dans le pays où les revenus de la propriété intellectuelle ont été générés? Enfin, il est décevant que l’ARC ne se soit pas engagée à se servir des renseignements des demandes d’APP initiales pour simplifier ou accélérer les renouvellements. Plus particulièrement, le processus de soumission du document préliminaire est toujours aussi coûteux et les entrevues fonctionnelles demeurent obligatoires.

Conclusions

Les contribuables devront être très prudents avant de déposer une demande d’APP. S’il y a le moindre point potentiellement litigieux, ils pourraient avoir de la difficulté à être acceptés dans le programme d’APP. De plus, il peut être coûteux et chronophage de présenter une demande d’APP ou même de déposer des documents en vue d’une rencontre préliminaire. À la suite de la publication de la circulaire révisée, les contribuables doivent non seulement consulter leur conseiller fiscal pour savoir si un APP serait à leur avantage, mais aussi évaluer leurs chances d’être acceptés dans le programme. Il s’agit d’un changement malheureux qui va à l’encontre de l’objectif du programme d’APP : offrir une certitude fiscale aux contribuables qui effectuent des transactions intragroupes complexes et leur permettre d’éviter les longues vérifications litigieuses. Autrement dit, les modèles d’affaires et les transactions intragroupes les moins complexes ont désormais plus de chances d’être admissibles au programme d’APP, alors qu’ils bénéficient justement le moins du programme parce qu’ils ne font généralement pas l’objet de vérifications litigieuses. Le resserrement des critères d’accès au programme d’APP est fort préoccupant et soulève une question embarrassante : Pourquoi maintenir ce programme si les dossiers les plus complexes ne sont plus admissibles?

Si vous avez des questions sur le programme d’APP, communiquez avec un membre de nos groupes Droit fiscal ou Prix de transfert.