Dans l’affaire Québec (Procureur général) c. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, 2024 CSC 39, la Cour suprême du Canada a confirmé une décision de la Cour d’appel du Québec ordonnant à la province de Québec d’indemniser Pekuakamiulnuatsh Takuhikan pour le sous-financement de son service de police autochtone, dont le financement était régi par une série d’ententes tripartites intervenues entre Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, le Canada et le Québec.

L’affaire portait sur la question de savoir si le Québec s’était acquitté des obligations suivantes :

  1. l’obligation de droit privé de négocier de bonne foi, comme l’exige le Code civil du Québec;
  2. l’obligation de droit public de négocier d’une manière conforme à l’honneur de la Couronne.

La Cour a conclu que le Québec avait manqué à ces deux obligations.

Contexte

Pekuakamiulnuatsh Takuhikan est un conseil de bande au sens de la Loi sur les Indiens qui représente la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh, au Québec. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan avait conclu une série d’ententes tripartites avec les gouvernements du Canada et du Québec en vue d’établir et de maintenir un service de police autochtone, la Sécurité publique de Mashteuiatsh (« SPM »).

Les ententes tripartites en cause comportaient des clauses de renouvellement qui permettaient à la SPM de poursuivre ses activités. Cependant, entre 2013 et 2017, le financement fourni par le Canada et le Québec s’est avéré insuffisant, ce qui a entraîné un manque à gagner de plus de 1,5 million de dollars pour Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, qui a poursuivi le Canada et le Québec pour se faire rembourser. Le recours était fondé sur l’argument selon lequel le Canada et le Québec, alors même qu’ils savaient que la SPM était sous-financée, avaient refusé de négocier une augmentation du financement dans les ententes tripartites subséquentes conclues aux termes des clauses de renouvellement.

Pekuakamiulnuatsh Takuhikan a fait valoir que le refus du Canada et du Québec de négocier des augmentations de financement pour la SPM constituait une violation de l’obligation de faire preuve de bonne foi dans l’exécution des contrats privés (prévue au Code civil du Québec), de même qu’un manquement aux obligations constitutionnelles liées à l’honneur de la Couronne.

Historique judiciaire

En première instance, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan, estimant que les modalités de l’entente tripartite étaient claires et que l’honneur de la Couronne n’était pas en jeu. Pekuakamiulnuatsh Takuhikan a interjeté appel.

La Cour d’appel du Québec a infirmé la décision du tribunal de première instance, ordonnant au Canada et au Québec de payer chacun leur part afin de combler le sous-financement de la SPM. La Cour a conclu que le Canada et le Québec avaient manqué à la fois à l’obligation de droit privé de faire preuve de bonne foi dans l’exécution d’un contrat et à l’exigence de droit public d’agir de manière conforme à l’honneur de la Couronne. Le Canada a acquitté sa part des dommages-intérêts octroyés, mais le Québec s’est pourvu devant la Cour suprême du Canada.

À la majorité, la Cour suprême du Canada (le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau) a rejeté l’appel du Québec.

Analyse

Manquement à la bonne foi (art. 1375 C.c.Q.)

La Cour a statué qu’aux termes du Code civil du Québec, toute partie à un contrat, même l’État, doit agir de bonne foi à toutes les étapes de la relation contractuelle, y compris lors de négociations en vue d’un renouvellement. La bonne foi exige la prise en compte des intérêts de chacun, bien que la Cour ait précisé qu’une partie n’est pas tenue de « subordonner son propre intérêt à celui d’autrui ».

En l’espèce, la Cour en est venue à la conclusion que le Québec n’avait pas agi de bonne foi, car les ententes en cause visaient clairement à assurer le financement à long terme de la SPM. Or, selon la Cour, le Québec savait pertinemment que le financement offert lors des renouvellements annuels était insuffisant pour permettre à la SPM de maintenir ses services.

La Cour a statué que « l’absence de véritables négociations [laissait Pekuakamiulnuatsh Takuhikan] devant un choix perdant : le renouvellement de l’entente aggraverait le déficit et son échec mènerait à la fin de la SPM et au retour aux services de la [Sûreté du Québec], avec les difficultés [que cela] emporte[rait] ».

La Cour a noté que la qualité des services de la SPM s’était dégradée en raison du sous-financement, le service de police ayant presque été aboli. Bien que le Québec ait finalement offert un financement supplémentaire de nature « irrégulière », la Cour a conclu que cela ne remédiait pas au manquement à la bonne foi.

Atteinte à l’honneur de la Couronne

La Cour a également statué sur la demande de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan fondée sur le droit public et l’honneur de la Couronne. Elle a conclu que l’honneur de la Couronne s’applique à tous les contrats qui favorisent la réconciliation et concernent les droits autochtones, dont le droit à l’autonomie gouvernementale, ce qui inclut les ententes en cause dans cette affaire. Selon la Cour, pour que l’honneur de la Couronne s’applique aux engagements contractuels, le contrat en cause doit répondre aux critères suivants :

  1. il a été conclu entre la Couronne et un groupe autochtone en raison et sur la base de la « spécificité autochtone » de celui-ci;
  2. il porte sur un droit autochtone établi ou faisant l’objet d’une revendication crédible (en l’espèce, le droit à l’autonomie gouvernementale).

Après un examen approfondi des ententes tripartites, la Cour en est venue à la conclusion qu’elles visaient à établir un service de police culturellement adapté et géré par la communauté autochtone. Cet objectif étant suffisamment étroitement lié à la mise en œuvre d’un droit autochtone à l’autonomie gouvernementale, l’honneur de la Couronne était bien en cause. La Cour a jugé que « les ententes tripartites doivent être qualifiées de contrats mettant en jeu l’honneur de la Couronne, puisqu’elles ont été conclues [...] pour l’établissement et le maintien d’un corps de police autochtone ».

Tout en indiquant explicitement que l’application du principe d’honneur de la Couronne ne faisait pas de l’entente en cause un traité formellement reconnu au titre de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, la Cour a précisé que « l’honneur de la Couronne requiert de celle-ci, lorsqu’elle négocie et exécute une entente ayant pour trame de fond la réconciliation, qu’elle réponde à une norme de conduite plus élevée que dans le contexte d’une relation contractuelle ordinaire ».

Quant à savoir si la norme imposée par l’honneur de la Couronne avait été respectée, la Cour a conclu, comme dans le cas de la responsabilité découlant du Code civil, que le Québec n’avait pas respecté les obligations qui lui incombaient. À ce chapitre, la Cour a notamment relevé le refus du Québec « de considérer les demandes répétées de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan de renégocier le niveau de financement de son corps de police, alors qu’il savait pourtant que ce dernier était sous-financé et [qu’il] accepterait un niveau de financement insuffisant pour éviter d’avoir recours aux services inadaptés de la [Sûreté du Québec] ».

La Cour a ajouté que le fait de ne pas s’engager de manière significative dans une véritable négociation a eu pour effet de compromettre de manière inadmissible le processus de réconciliation en cours entre la Couronne et les peuples autochtones.

Réparations

En ce qui concerne les réparations, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, la Cour a statué que le comportement du Québec pouvait être qualifié à la fois de faute civile de droit privé au sens du Code civil et de manquement à une obligation de droit public. Or, les réparations potentielles diffèrent selon la nature de la faute, le régime de droit public commandant une analyse différente que celui de droit privé.

Selon la Cour, si la preuve offerte ne permettait pas de calculer précisément les dommages-intérêts compensatoires découlant de la faute au sens du Code civil, le manquement aux obligations ayant trait  à l’honneur de la Couronne ouvrait la voie à un éventail plus large de réparations, y compris des dommages-intérêts, mais aussi d’autres mesures de nature coercitive.

En réponse à un argument du Canada (intervenant devant la Cour suprême, bien qu’il n’ait pas interjeté appel de la décision de la Cour d’appel), la Cour a indiqué qu’un jugement déclaratoire n’est pas le seul moyen de remédier à une atteinte à l’honneur de la Couronne, soulignant que la perspective autochtone, surtout lorsqu’elle est raisonnable, doit être prise en compte. Se référant à sa décision antérieure relative à l’interprétation et à la mise en œuvre des traités dans l’affaire Ontario (Procureur général) c. Restoule, 2024 CSC 27, la Cour a indiqué qu’en présence d’une atteinte à l’honneur de la Couronne, la « justice réconciliatrice » est de mise, non seulement pour indemniser les demandeurs autochtones lésés, mais aussi pour rétablir les relations entre la Couronne et les peuples autochtones et remettre les parties « sur la voie de la réconciliation ».

Ultimement, le Québec a été condamné à payer 767 745,58 $, soit la part du déficit de la SPM qui lui incombait.

Dissidence

Dissidente, la juge Côté a fait valoir que la question de la responsabilité contractuelle ne se posait pas, les ententes en cause plafonnant expressément les contributions financières fédérales et provinciales et stipulant que Pekuakamiulnuatsh Takuhikan demeurait responsable de tout déficit. Convenant avec la majorité que l’entente tripartite engageait l’honneur de la Couronne, la juge s’est néanmoins dite d’avis que ce principe ne pouvait donner lieu à une obligation implicite incompatible avec les termes exprès du contrat.

Répercussions pour l’avenir

Cet arrêt apporte des éclaircissements indispensables sur les cas où l’honneur de la Couronne, un principe constitutionnel, peut s’appliquer aux relations contractuelles et aux négociations intergouvernementales entre la Couronne et les peuples autochtones. En l’espèce, les ententes portaient sur la mise en œuvre d’un droit autochtone à l’autonomie gouvernementale, mais la Cour n’a pas exclu que l’honneur de la Couronne puisse s’appliquer de manière similaire à des ententes portant sur d’autres types de droits.

Bien que la Cour ait clairement indiqué que l’application du principe d’honneur de la Couronne aux ententes contractuelles ne fait pas de celles-ci des traités formels, sa décision a tout de même pour effet d’élever au moins certains contrats à un rang s’apparentant à celui des traités à portée plus large qui ont été négociés au fil de nombreuses années et sont formellement reconnus à ce titre aux termes de l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

S’agissant des ententes qui ne sont pas des traités, cet arrêt vient également réitérer le principe selon lequel la Couronne doit « éviter la moindre apparence de "manœuvres malhonnêtes" » dans les négociations intergouvernementales avec les peuples autochtones. Il démontre en outre que la Couronne ne peut chercher à mettre en œuvre des droits autochtones par le biais d’ententes contractuelles pour ensuite agir de manière à saper l’objectif de celles-ci, que ce soit en refusant de négocier ou par toute autre conduite visant à se soustraire à ses obligations.

Enfin, l’exigence énoncée par la Cour selon laquelle une réparation imposée par un tribunal pour rectifier une atteinte à l’honneur de la Couronne doit tenir compte de la perspective autochtone et avoir pour objectif une « justice réconciliatrice » propre à remettre les parties sur la voie de la réconciliation est susceptible de faire jurisprudence, en particulier dans la foulée de la décision antérieure de la Cour dans l’affaire Restoul