GIOVANNA SPATARO
Associée
Merci beaucoup d’être parmi nous ce matin. Je me présente. Giovanna Spataro. Je suis associée chez Gowling WLG Montréal et je pratique exclusivement en propriété intellectuelle et, en fait, exclusivement en marques de commerce. Je vous présente également ma collègue, Melissa Tehrani, qui est spécialisée en droit de la publicité et du marketing.
Nous allons vous parler ce matin des modifications aux règles d’affichage commercial en vertu de la Charte de la langue française et quel impact ces modifications réglementaires pourraient avoir sur vos marques de commerce. Je vais céder la parole à ma collègue Melissa, tout d’abord, et je vous parlerai des marques, dans un deuxième temps. Merci.
MELISSA TEHRANI
Avocate
Comme vous êtes sûrement déjà au courant, le gouvernement du Québec a adopté des modifications au Règlement sur la langue du commerce et des affaires pour ajouter de nouvelles règles en matière d’affichage commercial. Ces nouvelles dispositions prévoient que lorsque vous affichez une marque de commerce reconnue dans une langue autre que le français sur l’extérieur de votre immeuble, vous devez en assurer la présence suffisante du français. Les entreprises déjà existantes établies auront un délai de grâce de trois ans pour se conformer de sorte que, d’ici le 24 novembre 2019, tout affichage extérieur au Québec devra être conforme à la nouvelle réglementation.
Avant de parler du détail des règlements, j’aimerais quand même vous décrire le contexte et l’historique législatifs et la séquence, la chronologie des événements qui ont mené à cet amendement réglementaire.
La Charte de la langue française, qui a été adoptée en 1977, fait du français la langue officielle du Québec et prévoit, entre autres, trois règles importantes en matière de commerce et des affaires.
La première règle concerne l’étiquetage et l’emballage de produits et prévoit que toute inscription sur un produit, sur son contenant, sur un document accompagnant le produit doit être en français. Une traduction française est également permise, mais uniquement si le texte dans l’autre langue ne l’emporte pas sur le français. En d’autres mots, il faudrait que la traduction, que le français soit au moins équivalent à toute autre langue en termes de contenu, de taille de caractères, de présentation générale, etc.
La deuxième règle concerne les catalogues, les brochures, les dépliants et tout autre document similaire, ce qui inclut également les sites Web d’entreprises. Ces types de documents et de sites Web doivent être en français. Ils peuvent également être bilingues, mais uniquement si le français y figure de façon au moins aussi évidente. Encore une fois évidente : équivalente en termes de police, contenu, présentation générale, etc.
La troisième règle diffère un peu des deux autres et c’est la règle qui nous concerne ici, aujourd’hui. C’est la règle qui prévoit que l’affichage public et la publicité commerciale doivent être nettement prédominants en français. L’article 58 de la Charte prévoit que tout affichage public et toute publicité commerciale doivent être en français. Une autre langue peut également être utilisée, mais uniquement si le français y figure de façon nettement prédominante. L’expression « nettement prédominant » fait l’objet de son propre règlement et les règles applicables diffèrent dépendemment du type d’affiche et du nombre d’affiches. Mais, en principe, lorsque le texte en anglais et en français figurent sur la même affiche, il faut que le texte en français et l’espace qui est consacré au texte en français soient au moins deux fois plus grands que le texte en anglais ou l’espace consacré au texte en anglais. Ce qu’on appelle généralement la règle des deux tiers : deux tiers français, un tiers anglais.
L’article 58 prévoit également que le gouvernement peut par règlement prévoir certaines circonstances et cas où l’affichage public et la publicité commerciale peuvent se faire uniquement dans une langue autre que le français. C’est le dernier alinéa, ici. C’est ce que le gouvernement a fait en adaptant l’article 25 du Règlement sur la langue du commerce et des affaires. L’article 25, alinéa 4 prévoit qu’une marque de commerce reconnue au sens de la Loi sur les marques peut figurer uniquement dans une langue autre que le français si aucune version française n’a été déposée.
Il faut quand même noter qu’une certaine controverse en ce qui concerne l’expression « marque de commerce reconnue », les tribunaux prennent la position que tant les marques de commerce déposées que les marques non déposées mais de common law sont protégées et sont quand même des marques de commerce reconnues au sens de la Loi sur les marques, alors que l’Office prend la position que dans le contexte linguistique, uniquement les marques qui sont déposées auprès du Bureau des marques bénéficient de l’exception réglementaire. Mettons cette controverse de côté pour l’instant. C’est clair que selon l’article 25, alinéa 4, il y a une exception pour les marques de commerce reconnues, lorsqu’on parle d’affichage public.
Je vous dirais que depuis près de 20, même 30 ans, plusieurs et de nombreux détaillants au Québec se fiaient sur cette exception pour les marques de commerce reconnues, pour afficher des marques de commerce dans une langue autre que le français sur la devanture de leurs entreprises, et ce, sans descriptif en français ou de termes en français, avec la tolérance de l’Office, sans l’opposition de l’Office. L’Office émettait également des certificats de francisation à ces mêmes entreprises. Le tout s’est changé en novembre 2011, lorsque l’Office a lancé sa campagne hautement médiatisée intitulée « Une marque de respect de la loi ». Cette campagne révélait leur nouvelle interprétation à l’effet que si vous affichez une marque de commerce dans une langue autre que le français sur la devanture de votre entreprise, vous devez ajouter un descriptif ou des termes en français, l’objectif étant de préserver le visage linguistique français du Québec. Voici un extrait de la campagne. L’Office prétendait essentiellement que même s’il y a une exception qui prévoit que les entreprises ne sont pas obligées de traduire leurs marques de commerce reconnues ou enregistrées, lorsque vous utilisez cette marque sur la devanture de votre entreprise, la marque agit comme nom d’entreprise. On sait qu’en vertu de l’article 63 de la Charte, les noms d’entreprises doivent être en français. Suite au lancement de la campagne, de nombreux détaillants au Québec ont reçu des mises en demeure, ont été avisés de leur obligation légale de modifier leur marque de commerce faute de quoi ils pourraient s’exposer à des amendes et à des poursuites. Il y avait également le risque que leur certificat de francisation soit suspendu, révoqué ou même refusé.
Le 9 octobre 2012, de nombreux détaillants, dont ceux à l’écran, ont intenté un recours en jugement déclaratoire devant la Cour supérieure, essentiellement en demandant à la Cour de décider si l’utilisation d’une marque de commerce reconnue en anglais sur la devanture d’une entreprise ou d’un commerce constituait une violation à la Charte ou au Règlement. À peu près un an et demi plus tard, la Cour supérieure a rendu sa décision en faveur des six détaillants demanderesses et avait essentiellement précisé et statué que l’utilisation d’une marque de commerce reconnue sur la devanture d’une entreprise dans une langue autre que le français était permise en vertu du Règlement si aucune version française de la marque n’a été déposée.
La Cour est également venue distinguer le concept de marque de commerce et de nom d’entreprise, pour enfin conclure qu’une marque de commerce est régie par ses propres règles qui diffèrent des règles applicables au nom d’une entreprise; essentiellement, que la position du Procureur général, à l’effet que l’utilisation d’une marque de commerce sur la devanture d’une entreprise constitue l’utilisation d’un nom d’entreprise, n’était pas fondée en droit.
Le PG (Procureur général) a par la suite interjeté appel devant la Cour d’appel du Québec. Le 27 avril 2015, la Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel du PG et a confirmé la décision de la Cour supérieure à l’effet que les détaillants demanderesses pouvaient utiliser et afficher des marques de commerce en anglais sur la devanture de leur entreprise sans avoir à ajouter des descriptifs ou termes en français.
Comme vous savez, l’histoire ne s’arrête pas là. Au lieu de demander la permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada, le gouvernement a décidé, dans le fond, d’aller par voie législative en modifiant le Règlement afin d’exiger une présence suffisante du français sur la devanture des entreprises, lorsque vous affichez une marque de commerce autre que le français. Ces modifications sur l’affichage du commerce sont entrées en vigueur le 24 novembre 2016. Comme j’ai mentionné, les entreprises et franchises déjà existantes établies ont quand même un délai de grâce de trois ans pour se conformer. Selon la nouvelle disposition du Règlement, lorsqu’une marque de commerce reconnue est affichée à l’extérieur de l’immeuble uniquement dans une langue autre que le français, une présence suffisante du français doit aussi être assurée. Cette présence du français peut être assurée d’une autre manière. On peut ajouter un générique (par exemple, le mot « vêtement »), un descriptif des produits et services (« vêtements pour enfants », « vêtements pour hommes »), un slogan en français ou tout autre terme qui privilégie et, préférablement, un terme qui décrit les produits et services qui sont visés par l’entreprise.
Vous voyez ici que Michaels et Starbucks sont de bons exemples de détaillants ou de commerces qui sont déjà conformes à la nouvelle réglementation. Lorsque Michaels a ouvert des magasins au Québec il y a quelques années, ils avaient décidé d’utiliser ou d’ajouter un slogan en français « Tout pour vos projets créatifs » en-dessous de leur marque de commerce en anglais. Starbucks Coffee est affiché comme étant Café Starbucks Coffee, au Québec. Ces deux entreprises sont déjà conformes. D’autres exemples d’entreprises conformes sont Lunetterie New Look et Scores qui ont, toutes les deux, ajouté des termes descriptifs en français à leur marque de commerce.
Même si plusieurs détaillants sont déjà conformes, selon le ministre de la Culture et des Communications, il y a quand même à peu près 230 000 entreprises privées qui sont potentiellement touchées par le Règlement. Selon une étude du ministre, les coûts engendrés pour les modifications qui seront nécessaires peuvent s’élever à 3 500 $ qui, pour une petite entreprise, est quand même beaucoup d’argent.
Lorsqu’on parle d’une marque de commerce qui est affichée sur l’extérieur d’un immeuble, on vise tant les affiches à l’extérieur d’un immeuble que les affiches à l’intérieur d’un immeuble, mais qui se retrouvent sur la devanture d’un magasin ou d’un local comme, par exemple, celui-ci. Les affiches qui se retrouvent à l’intérieur d’un immeuble, mais qui sont destinées à être vues de l’extérieur comme, par exemple, des affiches qui sont dans la vitrine d’un magasin – dans le magasin, mais qui sont placées de façon à être vues de l’extérieur – sont également visées. Les affiches sur le toit d’un immeuble sont également visées par la loi. Elles ne sont pas exemptes. Ici, clairement, Farine Five Roses serait une affiche… l’utilisation d’une marque de commerce qui serait conforme à la nouvelle réglementation à cause du mot « Farine » en français.
Les marques de commerce sur une bande ou une autre structure, comme une structure de type totem comme celle-ci, sont également visées si elles se retrouvent à proximité d’un immeuble, mais uniquement si les marques qui y figurent ne sont pas répétées sur l’immeuble en tant que tel. En d’autres mots, si vous avez une structure dans le stationnement d’un petit supermarché, par exemple, d’un petit centre commercial et que sa marque de commerce est également répétée sur la devanture du commerce, les marques qui sont affichées sur la structure ne seront pas visées. Uniquement la marque qui se retrouve sur la devanture du local du magasin sera visée par les nouvelles règles.
<question de l'audience>
Excusez-moi. Donc, par exemple, Bed Bath & Beyond, ça serait correct si …
MELISSA TEHRANI
Il y avait Bed Bath & Beyond avec du français sur la devanture de l’immeuble. Mais, encore une fois, il y a une exception pour les structures totems comme celle-ci, où il y a plus que deux marques qui y figurent. Cette structure-ci, qui a, je dirais, à peu près sept marques de commerce, ne serait pas visée, serait exemptée de la Loi du fait qu’il y a plus que deux marques qui y apparaissent.
Le Règlement exige également que les génériques, slogans, autres termes descriptifs en français soient visibles en permanence. On ne devrait pas pouvoir facilement arracher ou enlever les textes en français. Il faut également que l’ajout du français soit éclairé si la marque de commerce est éclairée. Donc, si la marque de commerce, comme Curves, ici, est éclairée en tout temps, l’ajout du français doit également être éclairé en tout temps, ce qui pourrait, comme vous pouvez l’imaginer, être très coûteux pour des entreprises. Le texte en français doit également apparaître dans le même champ visuel que la marque. Pour apprécier le contenu ou si le contenu en français présente une présence suffisance du français, le facteur qui serait considéré est l’emplacement de l’affichage du texte et l’endroit d’où on voit les textes en français. Par exemple, si une marque de commerce est affichée sur l’extérieur de l’immeuble situé sur une rue, la lisibilité du texte en français sera évaluée à partir du trottoir longeant la façade où apparaît la marque de commerce. Pour les marques de commerce qui sont visibles à partir de l’autoroute, la lisibilité du texte en français sera évaluée en fonction de l’autoroute également. Ce qui est considéré comme étant une présence suffisante du français dépendra vraiment du type d’affiche et d’où la marque est affichée.
Ce qui n’est pas permis, ce qui ne serait pas considéré comme ayant une présence suffisante du français serait l’ajout d’heures d’ouverture, de numéros de téléphone, d’adresses en français. L’ajout d’articles définis/indéfinis (comme « le » ou « la ») ne serait également pas conforme à la loi. Il faudrait ajouter vraiment un descriptif, des termes ou un slogan en français.
Heureusement, il y a un délai de grâce de trois ans pour les entreprises qui sont déjà établies. D’ici le 24 novembre 2019, tout affichage extérieur qui contient une marque de commerce dans une langue autre que le français devra comporter une présence suffisante du français.
Je voulais terminer en disant que même s’il n’y a aucune exception pour un secteur ou une industrie en particulier, il y a quand même d’autres exceptions dans le Règlement qui pourraient s’appliquer. Les cabines de services, par exemple, ou des magasins qui affichent des noms ou des prénoms comme Aldo, disons, pourraient peut-être bénéficier de l’exception à l’article 25, alinéa 3 du Règlement, qui prévoit qu’un prénom, un patronyme ou un nom de famille peut être rédigé uniquement dans une langue autre que le français sur l’affichage public. Donc, les Ernst & Young et les magasins Aldo de ce monde pourraient potentiellement bénéficier d’une autre exception en vertu du Règlement, et ce, même s’ils affichent des noms qui sont essentiellement des marques de commerce reconnues également. L’exercice à faire, c’est vraiment d’aller voir dans le Règlement s’il y aurait quand même une autre exception réglementaire qui pourrait s’appliquer à votre enseigne.
Il y a plusieurs autres questions qui demeurent également en suspens, par exemple les mots qui sont inventés. Les mots inventés ne sont pas forcément dans une langue autre que le français, donc on ne sait pas à date si ces types de mots ou marques seront visés par le Règlement. On n’en traite pas. Il faut également noter que l’Office a publié un guide pour assister les entreprises à se conformer. Il y a des exemples là-dedans. Ce que les exemples démontrent, c’est que même si les éléments en français ne doivent pas être de la même taille ou de la même dimension même si les entreprises ont quand même une certaine latitude en ce qui concerne la taille, le format et la qualité des affiches et des éléments en français, il ne faut pas que les éléments en français aient une importance secondaire. Il faut quand même que ces éléments soient à proximité de la marque – ce que Giovanna va nous expliquer –, pourraient être considérés comme étant une altération de la marque et pourraient de ce fait nécessiter des protections supplémentaires. Merci.
GIOVANNA SPATARO
Alors, on nous demande d’ajouter quelque chose à la marque. Mais qu’est-ce que ça va faire à ma marque de commerce? Melissa vous expliquait que la marque de commerce n’est pas un nom d’entreprise. J’en ai reproduit une, juste pour vous donner un exemple de ce sur quoi on va focuser, qui est vraiment la marque de commerce. Dans certains cas, le nom d’entreprise et la marque se ressemblent beaucoup, parce que la marque va reprendre certains éléments du nom. Il y a quand même une distinction à faire entre les deux. La fonction principale de la marque, c’est d’être un indicateur de source et de distinguer mes produits et services des produits et services de mon concurrent. Qu’est-ce que ça veut dire de façon concrète? Quand on dit qu’une marque est un indicateur de source, c’est que dans la tête du consommateur, quand il voit une marque en particulier sur un produit et ensuite voit la même marque identique utilisée de la même façon sur un autre produit, dans sa tête il se fait une équation : produit A, produit B, même marque de commerce, ça vient du même endroit. On n’a pas besoin de savoir le nom de l’endroit d’où ça provient. On n’a pas besoin de connaître le nom de la source. L’important pour une marque, c’est de pointe vers la même source. C’est donc pourquoi on attache une grande importance à l’usage de la marque de façon constante et l’usage de ce qu’on a enregistré. La règle générale est : j’utilise ce que j’enregistre et j’enregistre ce que j’utilise. Ce principe est repris dans la Loi sur les marques et le Règlement d’application. Par exemple, quand on dépose une demande d’enregistrement de marque de commerce, la règle 31b) interdit toute modification à la marque, une fois que la demande a été déposée, sauf si les modifications sont mineures et ne sont pas de nature à modifier l’identité de la marque ou son caractère distinctif. Ça veut dire quoi, ça? En bout de ligne, ça veut dire qu’il n’y a pas grand-chose qu’on peut faire à la marque une fois qu’on l’a déposée.
Un exemple. J’ai déjà dû modifier une marque après l’avoir déposée. Pourquoi? Parce que, par exemple, le titulaire l’avait déposée en deux mots. Je vais vous donner n’importe quoi comme exemple : Mon Bébé. En deux mots. Trois mois plus tard, on nous dit : non, on voudrait que ce soit un seul mot. Tout ensemble. Ou bien on voudrait rajouter un trait d’union entre Mon et Bébé. Ce genre de modification est permis mais, on s’entend, c’est très mineur. La marque se prononce de la même façon. Un aspect graphique assez similaire. On n’a pas modifié son identité ou son caractère distinctif.
Quand on arrive plus loin dans la procédure d’enregistrement, une fois la demande publiée pour opposition dans le Journal des marques de commerce, à ce moment-là on n’a plus le droit de faire aucune modification à la marque, ni mineure ni majeure. La marque telle que publiée, c’est ce qui va rester.
Alors, une modification à la marque, ça veut dire quoi? Ça veut dire danger. La règle étant que la marque telle qu’enregistrée est celle qui doit être utilisée. Qu’est-ce qui arrive si on utilise une marque qui est sensiblement différente de la version qui a été enregistrée? Si on se fie sur cet enregistrement, par exemple dans une procédure d’opposition ou si on nous demande de démontrer l’usage de la marque enregistrée dans le cadre de procédures en radiation sommaire devant le Registraire des marques, ce qui arrive si on n’est pas capable de démontrer qu’on a utilisé ce qu’on a enregistré. Un des arrêts souvent cités dans des dossiers de variations de marques, c’est la décision Promafil c. Munsingwear. C’était une décision qui traitait d’une marque figurative. C’était un dessin d’un petit pingouin. Le petit pingouin avait évolué au fil des ans, si bien que quand on s’est retrouvé devant la cour, le petit pingouin ne ressemblait pas tout à fait au petit pingouin qui avait été enregistré au départ. La cour avait déclaré dans cette décision que, avec chaque modification à sa marque, le titulaire joue avec le feu. C’était un « warning » assez important.
Je vous ai reproduit à l’écran les références pour la décision Nightingale Interloc c. Prodesign, parce que c’est cette décision qui a un peu fixé les règles de base ou les principes de base en matière d’altération de marque. Cette décision est souvent citée. Elle a été rendue dans un contexte d’opposition. Donc, Prodesign tentait d’enregistrer la marque Interloc. Je ne l’ai pas reproduit à l’écran, mais elle s’écrivait Int-r-lok. Elle tentait donc d’enregistrer cette marque en liaison avec des articles de bureau – des systèmes de reliure – et des services d’entreposage. Nightingale Interloc s’est opposée à l’enregistrement sur la base que la marque de Prodesign portait à confusion avec sa marque Interloc qui avait été utilisée auparavant. Donc, on revendiquait un usage antérieur de la marque Int-r-lok. Or, ce qui a été mis en preuve par Nightingale, c’est ce que vous voyez à l’écran. Ce que vous voyez reproduit l’étiquette utilisée par Nightingale Interloc sur ses produits. En plus du dessin, l’espèce de petit bec d’oiseau sur le côté, la marque Interloc était utilisée avec le mot Nightingale. C’est ce que la Commission des oppositions a conclu : que l’usage de la marque Interloc, en fait, constituait l’usage de la marque Nightingale Interloc et non pas de la marque Interloc tel qu’enregistrée.
Alors, qu’est-ce qu’on retient comme principe qui découle de Nightingale? Premièrement, lorsqu’on doit déterminer si une marque modifiée constitue l’usage de la marque originale, il faut se placer dans les souliers du consommateur. C’est la perception, la première impression du consommateur qui compte. Est-ce que le consommateur, en voyant la marque modifiée, va sur la base d’une première impression considérer que c’est la marque originale qui est utilisée? Si la réponse est oui, on a usage de la marque originale. Quand on fait cette détermination, on va regarder vraiment dans les détails. Qu’est-ce qu’on va regarder? On va regarder les termes ajoutés, les éléments ajoutés, ils sont de quelle taille. Si c’est des mots, on va regarder la police utilisée. Est-ce qu’on attire l’attention de façon importante sur ces ajouts ou non? C’est vraiment dans le menu détail des ajouts qu’on va aller vérifier.
Le second principe, c’est que la marque modifiée constituera usage de la marque originale si les modifications ne sont pas substantielles et ne sont pas de nature à tromper le public. Encore là, il faut se mettre dans les souliers du consommateur qui voit la marque modifiée. La Commission des oppositions, et le Registraire donc, a réalisé que dans la réalité commerciale les marques vont varier. Un titulaire de marque va vouloir moderniser, par exemple, sa marque. Toutefois, les modifications doivent être mineures pour rester dans le cadre de l’enregistrement original. Si les modifications sont plus que mineures, il faudra à ce moment-là redéposer.
Le gouvernement du Québec nous demande maintenant d’ajouter des termes en français à une marque de commerce qui est affichée uniquement dans une langue autre que le français. Est-ce que ces modifications seront considérées comme des modifications mineures, qui n’affecteraient pas de manière substantielle la perception de la marque par le public, ou est-ce que ça va être des modifications majeures qui pourraient affecter par exemple l’enregistrement que vous avez déjà obtenu?
On va regarder quelques décisions qui ont été rendues par le passé pour voir si on ne peut pas établir une espèce de fil conducteur, parce que malheureusement en matière d’altération de marque les décisions vont un peu dans tous les sens et c’est un peu difficile de prévoir à l’avance un résultat, ce qui que… On va essayer de voir si on ne peut pas trouver un fil conducteur dans tout ça.
La première décision dont j’aimerais vous parler est celle de Sim & McBurney c. Anchor Brewing. C’est une décision rendue par la Commission des oppositions dans un contexte de procédure sous l’article 45 où Anchor Brewing, le titulaire de la marque, devait démontrer qu’il utilisait encore la marque qu’il avait enregistrée, qui était le mot STEAM en liaison avec de la bière. Ce qu’Anchor Brewing a déposé comme preuve, c’est ce que vous voyez à l’écran. L’étiquette du produit, où on voit la marque STEAM, mais elle est accompagnée de plein d’autres éléments, dont le mot BEER, qui est d’importance aussi grande que le mot STEAM. Et en haut du mot STEAM, vous avez une espèce de slogan : The Famous Original. Ce qui est important aussi, et je ne suis pas certaine qu’on le voie bien à l’écran, juste ici il y a le symbole de marque enregistrée, le R encerclé (®). Ça va être un élément important. Le Registraire sur étude de l’étiquette va conclure qu’on a usage de la marque originale telle qu’enregistrée parce que le mot BEER, bien qu’il a quand même une importance certaine, c’est descriptif du produit, c’est le nom du produit qui est vendu sous cette marque. Et parce qu’on voit justement le R encerclé, le Registraire conclut que le public est avisé que c’est le mot STEAM qui est la marque et non le reste. Donc, cet élément-là a pesé dans la balance pour que le Registraire conclue à l’usage de la marque originale.
Dans Courtyard Restaurant c. Marriott Wordwide, il s’agissait ici d’une procédure d’opposition, dans laquelle le Courtyard Restaurant tentait d’empêcher l’enregistrement de la marque Courtyard sur la base de l’usage de la marque Courtyard pour des services de restauration. Courtyard Restaurant a mis en preuve la marque que vous voyez là. On voyait la marque COURTYARD, mais on y voyait également le mot RESTAURANT. La Commission des oppositions a encore une fois conclu que parce que le mot RESTAURANT était essentiellement un terme descriptif, on ne modifiait pas la marque originale de façon substantielle.
Une autre décision en matière de procédure sous l’article 45. Dans McCarthy Tétrault c. Rex. Inc., il s’agissait ici pour Rex de démontrer l’usage de la marque GOLESTAN qui avait été enregistrée en liaison avec du riz et du thé. Ce que Rex a mis en preuve, c’était plutôt l’usage de la marque GOLESTAN TEA. Encore une fois, le Registraire a considéré qu’on avait usage de la marque originale malgré l’ajout du mot TEA parce que le mot TEA était générique. C’était essentiellement le nom des produits et donc on n’avait pas altéré la marque de façon importante qui la mettait en jeu.
Celle-là est une décision un peu plus « borderline ». C’est carrément le mot utilisé par la Commission des oppositions. On est encore en contexte de l’article 45. Manufacturier de bas de nylon Doris doit démontrer l’usage de la marque SECRET SPARE PAIR enregistrée comme marque verbale, c’est-à-dire non figurative, en liaison avec des bas pour dames. Ce que le titulaire de la marque met en preuve, c’est l’étiquette que vous voyez à l’écran. On y voit les mots SECRET SPARE PAIR, mais on y voit également l’ajout de l’expression française PAIRE DE SECOURS. Manufacturier de bas de nylon Doris a conservé son enregistrement, mais c’était de justesse. La Commission des oppositions a reconnu qu’il y avait usage de la marque SECRET SPARE PAIR malgré l’ajout des mots en français, mais a noté que c’était quand même « borderline ». Je vais vous lire la citation de la Commission des oppositions, parce que ça donne bien le ton de son raisonnement. Donc, la Commission dit :
I find the matter to be borderline. The words SECRET and SPARE PAIR as they appear on the packaging in my view may be perceived as the use of the registered trademark. Although the words SPARE PAIR are followed by the French equivalent PAIRE DE SECOURS, the expression SPARE PAIR appears in bigger font and stands out from the words PAIRE DE SECOURS. Further, because the words SPARE PAIR appear immediately beneath the words SECRET, I am of the view that some members of the public may perceive the use of the words SECRET and SPARE PAIR thereon as use of the composite mark SECRET SPARE PAIR.
Alors, on voit bien que le Registraire a fait une étude détaillée des éléments qui se retrouvaient sur l’étiquette. Parce que les mots en français apparaissaient en caractères quand même un petit peu plus petits que la marque SECRET SPARE PAIR, on a permis… on a conclu tout de même à l’usage de la marque originale. Il faut dire que celle-là, c’est une décision que c’est passé proche.
Finalement, je voulais vous donner un exemple où on a conclu qu’il n’y avait pas usage de la marque originale. C’est toujours le problème des marques bilingues. Ce qui avait été enregistré par la compagnie à numéro, c’est donc la marque bilingue HOUSTON STEAKHOUSE AND RIBS et la version française. Ça veut dire qu’il faut qu’elle soit utilisée dans sa version bilingue. Or, ce que le titulaire de la marque a démontré comme usage – vous en voyez des exemples. Il y en avait presque 10 dans la décision, j’en ai reproduit quelques-unes seulement. Essentiellement, tous les usages démontrés en preuve reprenaient un ou quelques éléments d’une portion de la marque mais jamais des éléments anglais et français ensemble. Le Registraire a donc conclu qu’il n’y avait pas usage de la marque originale, parce qu’on ne faisait qu’utiliser des éléments, on en tirait des éléments. Donc, quand on a une marque comme ça, en version bilingue, il faut l’utiliser en mode bilingue.
Qu’est-ce qu’il faut retenir de tout ça? Dans le contexte de la modification réglementaire et de l’exigence de prévoir une présence suffisante du français, les décisions qu’on a vues tendent à conclure que si ce qu’on ajoute à la marque est un terme vraiment purement descriptif ou générique, on devrait pouvoir tomber sous le coup de la portée de l’enregistrement original. Il faut faire attention à ce qu’on considère comme étant un terme descriptif ou générique. Je vous donne un exemple. Lors de la présentation du projet de règlement au printemps dernier, la ministre David, qui était à l’époque la ministre des Communications, a fait sa conférence de presse devant un magasin Walmart qui affichait les mots SUPERCENTRE WALMART. La ministre David nous disait que c’était un bel exemple d’affichage adapté et francisé de façon suffisante. Mais SUPERCENTRE WALMART, est-ce que le mot SUPERCENTRE est descriptif ou générique? Bon, c’est sûr que SUPER est un superlatif, CENTRE donne l’idée d’un endroit, mais ce n’est pas vraiment une description ou un générique des services de Walmart. D’ailleurs, Walmart a déposé une demande d’enregistrement pour SUPERCENTRE WALMART. Donc, il faut vraiment faire attention à la nature des mots qu’on est en train d’ajouter. C’est sûr que si on parle d’ajout d’un slogan en français, je pense qu’on y ajoute suffisamment de termes pour qu’on tombe à l’extérieur de la portée de l’enregistrement original et on serait probablement en présence d’une nouvelle marque de commerce.
Pour ce qui est de l’ajout de termes donnant de l’information sur les produits ou les services de l’entreprise, encore là ça dépend des termes qu’on ajoute, combien on en ajoute, comment on les ajoute. Cette option qui nous est donnée par le Règlement risque également de nous causer des soucis au niveau de la portée de notre enregistrement original.
Le mot de la fin, je vous dirais, c’est : Faites attention à ce que vous allez rajouter, analysez-le bien et, en cas de doute, vaut mieux produire une nouvelle demande que de se faire prendre à l’extérieur de la portée de sa marque originale.
<fin de la transcription – 37:00>