Le Canada exerce de la discrimination envers les enfants autochtones : le Tribunal Canadien des droits de la personne

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16 mars 2016

Dans une décision historique rendue le 26 janvier 2016, le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») a conclu que la ministre des Affaires autochtones et du Nord Canada (« AANC »), auparavant Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, avait exercé de la discrimination à l’encontre des enfants autochtones en ce qui a trait à la prestation de services d’aide sociale à l’enfance.

Mise en contexte

Bien que les services d’aide sociale à l’enfance sont généralement du ressort des provinces ou des territoires, le gouvernement fédéral assume la responsabilité de la prestation de tels services aux Premières Nations vivant dans des réserves en vertu de sa responsabilité envers les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » énoncée dans la Loi constitutionnelle de 1867. Dans le cadre de l’exercice de cette responsabilité, le gouvernement fédéral administre un Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme de SEFPN »). Ce dernier fournit du financement aux provinces ou territoires, si un accord a été conclu entre les gouvernements fédéral et provincial/territorial en question, ou aux organismes qui dispensent des services d’aide à l’enfance et à la famille aux Premières Nations (« organismes de SEFPN ») au sein des réserves.

Dans une plainte déposée à l’encontre d’AANC en février 2007, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et l’Assemblée des Premières Nations (les « plaignants ») ont allégué qu’AANC exerçait de la discrimination à l’égard des enfants des Premières Nations en ne fournissant pas de financement équitable et suffisant aux organismes qui dispensent des services d’aide à l’enfance et à la famille aux Premières nations vivant dans des réserves.

Contexte juridique

La plainte a été déposée aux termes des paragraphes 5(a) et (b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne1 (la « LCDP »), qui stipule :

  1. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

(a) d’en priver un individu;

(b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

À ce titre, et pour obtenir gain de cause, les plaignants devaient prouver que les Premières Nations étaient privées d’un service public ou subissaient une incidence défavorable quant à la fourniture de tels services par AANC en raison du fait qu’ils étaient membres des Premières Nations.

La réponse d’AANC se divisait en deux volets : i) le ministère alléguait qu’il ne fournissait pas de services, veillant simplement au financement des organismes de SEFPN et des provinces et des territoires, lesquels fournissaient ces services, et ii) il a aussi allégué que même s’il fournissait un service, il n’y avait pas de discrimination, car le financement consacré aux services d’aide sociale à l’enfance et à la famille des Premières Nations était comparable à celui fourni au grand public.

Est-ce qu’AANC fournit un service public?

Le Tribunal a conclu que la fourniture de services d’aide sociale à l’enfance constituait effectivement un service public fourni par AANC.

Premièrement, le financement de services d’aide à l’enfance a été présenté au public par AANC comme un avantage ou une aide offerte par AANC. En fait, le Programme SEFPN et les ententes provinciales ou territoriales applicables étaient le résultat de négociations conclues par AANC au nom des Premières Nations dans le cadre de son mandat visant à assurer que les Premières Nations qui vivent sur des réserves reçoivent des services d’aide sociale adaptés à leur culture comparables à ceux offerts aux non-membres des Premières Nations. Cette conclusion est conforme à une décision précédente de la Cour fédérale dans le dossier Première nation d'Attawapiskat c. Canada, 2012 CF 948.

De plus, le Tribunal a jugé que même si les services d’aide sociale à l’enfance sont de ressort provincial et administrés par des entités non-fédérales, la LCDP s’appliquerait néanmoins, car la plainte avait trait à des questions de droits de la personne en lien avec les activités d’AANC. En somme, le Tribunal a estimé qu’AANC ne pouvait se protéger d’un examen sous l’angle des droits humains en se dissimulant derrière des acteurs provinciaux.

À la lumière de ce qui précède, le Tribunal a conclu qu’AANC fournissait effectivement un service public et était donc assujetti au contrôle prévu par la LCDP. Une fois cette étape franchie, le Tribunal a ensuite dû se pencher sur la question à savoir si AANC avait rendu ces services de manière discriminatoire.

Est-ce qu’AANC exerce de la discrimination à l’égard des Premières Nations en fournissant les services?

Mécanismes de financement

Le financement au titre du Programme de SEFPN est établi au moyen de l’une ou l’autre des formules suivantes : la « Directive 20-1 » ou l’approche améliorée axée sur la prévention (l’« AAAP »).

La Directive 20-1 est une formule qui établit le financement pour les services d’aide sociale à l’enfance au sein des réserves des Premières Nations en se fondant sur un certain nombre d’hypothèses liées aux besoins et aux niveaux de population. Quant à l’AAAP, il s’agit d’une version mise à jour de la Directive 20-1 élaborée à la suite de divers examens, études et rapports du Programme de SEFPN et également fondée sur un certain nombre d’hypothèses. Les hypothèses aux termes de la Directive 20-1 et de l’AAAP sont préétablies pour toutes les réserves des Premières Nations et non pas au cas par cas, et les deux formules sont toujours utilisées.

Les plaignants ont fait valoir que les deux mécanismes étaient clairement discriminatoires comme en font foi : i) divers études et rapports qui mettent en lumière les lacunes du Programme SEFPN, ii) les différents niveaux de service reçu par les Premières Nations sur les réserves, et iii) le préjudice subi par les enfants et les familles des Premières Nations en conséquence d’un Programme de SEFPN mal-adapté.

Différence dans les niveaux de service

Les plaignants ont présenté plusieurs études et rapports analysant le Programme SEFPN, lesquels rapports exposaient diverses lacunes liées à son financement et à sa structure, qui ont eu pour conséquence que les services d’aide sociale à l’enfance sur les réserves des Premières Nations se comparaient défavorablement à ceux fournis à des personnes vivant hors des réserves.

Même si AANC a tenté de faire valoir que ces rapports n’étaient ni pertinents ni fiables, les membres du Tribunal ont rejeté cet argument, car l’information contenue dans ces rapports étayait les propres conclusions d’AANC qui avait d’ailleurs auparavant reconnu ces rapports et s’était appuyé sur ces derniers dans le cadre de ses efforts de réforme et d’amélioration du Programme SEFPN.

AANC a soutenu en outre que les différences en matière de niveaux de service et de programmes ne découlaient pas du montant de financement reçu mais bien des choix effectués par les organismes de SEFPN en ce qui a trait à la manière de dépenser ces montants. Le Tribunal a rejeté cet argument.

Le Tribunal a plutôt conclu que l’approche universelle utilisée par AANC ne constitue pas une méthode appropriée dans les circonstances : les hypothèses relatives aux besoins et aux niveaux de population sur lesquelles sont fondées la Directive 20-1 et l’AAAP ne dressent pas un portrait fidèle de la situation sur les réserves et dans bien des cas, le financement qui en découle s’avère insuffisant pour fournir des services essentiels d’aide sociale à l’enfance et à la famille.

En particulier, le Tribunal a conclu, que :

  • Les organismes de SEFPN qui recevaient du financement aux termes de la Directive 20-1 recevaient moins de financement que ceux qui avaient fait la transition à l’AAAP;
  • Aucune des deux formules ne tient compte des normes et des pratiques actuelles applicables dans les divers provinces et territoires, normes et pratiques qui varient d’une province ou d’un territoire à l’autre, créant ainsi diverses lacunes en fait de financement;
  • AANC a reconnu que des augmentations en matière de financement étaient nécessaires, même en vertu de l’AAAP, pour assurer une comparabilité raisonnable entre les provinces;
  • Ni la Directive 20-1 ni l’AAAP ne prévoient des ajustements fondés sur le coût de la vie ou des modifications aux lois et normes provinciales;
  • L’approche d’AANC repose simplement sur le maintien de niveaux de financement similaires aux provinces et non pas sur la comparabilité réelle des niveaux de service entre les services d’aide sociale à l’enfance et à la famille dans les réserves et ceux hors réserves, ignorant de ce fait les niveaux de besoins réels des Premières Nations et les coûts réels requis pour fournir de tels services; et
  • Même si divers programmes étaient en place pour combler les écarts en fait de services, ces programmes sont demeurés non coordonnés par AANC et son interprétation étroite des principes de conflits en matière de compétences ont exacerbé le problème.

Le Tribunal a conclu que les éléments susmentionnés ont causé des écarts, des lenteurs et des refus en matière de service et par le fait même ont eu une incidence négative sur les enfants et les familles membres des Premières Nations dans les réserves.

Conclusion

Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal a jugé que les plaignants avaient présenté un dossier de discrimination fondé à première vue en vertu de la LCDP. Le Tribunal a également qualifié la position d’AANC comme étant « déraisonnable, peu convaincante et non appuyée par la preuve » [Traduction] et a critiqué son inaction malgré sa connaissance des failles du Programme de SEFPN. 

Bien que le Tribunal ait jugé qu’AANC avait exercé de la discrimination envers les Premières Nations, étant donné la complexité des problèmes à résoudre ainsi que d’un certain nombre de questions en suspens relativement aux ordonnances et aux dommages-intérêts réclamés, le Tribunal a reporté sa décision sur ces questions à une date ultérieure.

Finalement, les plaignants avaient également réclamés des dommages-intérêts à l’encontre d’AANC pour ce qu’ils ont qualifié d’entrave à la procédure. En fait, les procédures ont été retardées par de nombreuses requêtes de nature procédurales déposées par AANC et de multiples omissions de divulgation de tous les documents avant l’audience. À cet égard, le Tribunal a aussi décidé de remettre à plus tard sa décision.

1 L.R.C. (1985), ch. H-6.


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