Une décision de la Cour d’appel fédérale du Canada déstabilise le droit en matière de dommages-intérêts

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01 juillet 2015

La Cour d’appel fédérale (CAF) a publié ses motifs dans le cadre de l’appel de la décision de la juge Snider en matière de dommages-intérêts concernant le médicament lovastatine. La juge Snider a accordé à Merck 119 millions de dollars, plus des intérêts, à titre de dommages-intérêts en raison de la violation par Apotex du brevet de Merck pour son produit lovastatine. La CAF a rejeté l’appel d’Apotex (copie disponible ici).

La principale question en appel était de savoir si une solution de substitution ne contrefaisant pas le brevet (« non infringing alternative » ou NIA) peut être considérée en droit lors du calcul des dommages-intérêts pour contrefaçon d’un titulaire de brevet. S’éloignant de façon audacieuse du droit canadien établi, la CAF a conclu qu’une NIA peut être considérée. Toutefois, la Cour a imposé un critère strict selon lequel le contrefacteur aurait utilisé ou aurait pu utiliser la NIA.

Contexte

En droit canadien, un titulaire de brevet qui a gain de cause dans une poursuite en contrefaçon peut choisir de réclamer les dommages subis ou la comptabilisation des profits réalisés par le contrefacteur. En l’espèce, Merck a fait valoir avec succès au procès que son brevet était valide et qu’Apotex a violé celui-ci (l’« étape portant sur la responsabilité ») 1. Merck a alors décidé de faire une demande en dommages-intérêts, qui a été entendue par voie d’un second procès uniquement sur cette question (l’« étape consacrée au calcul du montant des dommages‑intérêts ») 2. Il s’agit d’un appel interjeté contre les motifs relatifs à l’étape consacrée au calcul du montant des dommages‑intérêts.

Les dommages-intérêts, comme l’a fait observer la CAF3, doivent servir à indemniser un titulaire de brevet qui a subi un préjudice par suite de la contrefaçon de brevets.

L’évaluation des dommages s’oppose à la comptabilisation des profits réalisés par le contrefacteur en ce que la comptabilisation des profits est axée sur les gains inattendus réalisés par l’auteur du tort plutôt que sur les dommages-intérêts du titulaire du brevet. En d’autres mots, les demandes de dommages-intérêts sont axées sur l’entreprise du titulaire du brevet, alors qu’une comptabilisation des profits cible les actes de l’auteur du tort.

Par conséquent, jusqu’à maintenant, les causes portant sur les dommages-intérêts ne tenaient pas compte de la question de savoir si le contrefacteur aurait évité ou aurait pu éviter la contrefaçon. Peu importait ce que le contrefacteur aurait fait ou aurait pu ou aurait dû faire, mais n’a pas fait. Les questions pertinentes étaient les suivantes : les actes du contrefacteur ont-ils nui au demandeur et, dans l’affirmative, quel a été le coût d’un tel préjudice4?

Autrement dit, les arguments portant sur la NIA n’ont pas été autorisés en vertu du droit canadien lors du calcul des dommages-intérêts d’un titulaire de brevet pour contrefaçon.

La décision de première instance

Au procès, la juge Snider a affirmé que la NIA n’était pas l’état du droit au Canada. En particulier, elle a statué que le fait de permettre une défense fondée sur la NIA :

  • rendrait illusoire l’octroi de l’exclusivité en vertu de la Loi sur les brevets;
  • viendrait sanctionner par voie judiciaire ce qui correspond à un régime de licence tel qu’il a été abrogé par le législateur et qui est incompatible avec les obligations internationales du Canada;
  • aurait pour effet d’encourager la contrefaçon;
  • compenserait insuffisamment le titulaire du brevet.

La décision de la CAF : la NIA est admissible dans le cadre de circonstances limitées

 S’écartant de la jurisprudence canadienne et britannique établie, la CAF, dans la présente décision, a ouvert la porte à la défense fondée sur la NIA au Canada. Quatre critères minimaux devant être évalués par les tribunaux ont été établis [soulignés dans la décision de la CAF] :

 [73] Lorsqu’on examine l’incidence d’une concurrence légitime de la part d’un défendeur qui commercialise une NIA, un tribunal est tenu d’examiner au moins les questions de fait suivantes :

i) La NIA alléguée est-elle un véritable substitut et donc une réelle solution de rechange?

ii) La NIA alléguée est-elle une véritable solution de rechange du fait qu’elle est économiquement viable?

iii) Au moment de la contrefaçon, le contrefacteur détient-il une quantité suffisante de la NIA pour remplacer les ventes n’entraînant aucune contrefaçon? Une autre façon d’encadrer la présente enquête est de poser la question de savoir si le contrefacteur avait pu vendre la NIA.

iv) Le contrefacteur aurait-il effectivement vendu la NIA? [traduction]

Ce « critère de la possibilité ou de l’obligation » établi par la CAF ne constitue pas un exercice de pondération. La défense fondée sur la NIA n’est pas admissible si le contrefacteur ne respecte pas l’un ou l’autre aspect du critère.

La CAF a également bien fait comprendre que le contrefacteur doit s’acquitter d’un fardeau de persuasion pour prouver qu’il aurait utilisé la NIA. En outre, il est nécessaire que le contrefacteur ait accès à la NIA instantanément « au moment de la contrefaçon » [traduction].

Motifs de la décision

La CAF a donné comme justification péremptoire pour introduire la NIA en droit canadien qu’elle était d’avis que le titulaire du brevet serait surindemnisé dans les cas de l’existence d’une NIA qu’un contrefacteur aurait utilisée ou aurait pu utiliser5.

En arrivant à cette conclusion, la CAF s’est fondée sur son interprétation du principe de causalité, sur une jurisprudence sélectionnée des tribunaux américains, et sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Monsanto c. Schmeiser6. Ces trois bases de soutien soulèvent des questions intéressantes.

Lien de causalité

Tels qu’ils sont traditionnellement appliqués, les principes que constituent le lien de causalité et l’évaluation des dommages-intérêts sont des enquêtes discrètes. Ce n’est qu’une fois que le lien de causalité est établi que les dommages peuvent être attribués à un acte particulier ayant causé le préjudice subi. Toutefois, les dommages peuvent être, et sont, évalués indépendamment du lien de causalité. Par exemple, les parties peuvent convenir avant le procès du montant des dommages subis, mais sans aucune admission de causalité (c’est-à-dire, je conviens qu’une indemnisation appropriée pour votre préjudice s’élève à 5 000 $, mais je n’ai pas causé ce préjudice et par conséquent, je ne suis pas responsable). En outre, le lien de causalité exige que le demandeur s’acquitte d’un fardeau (prépondérance des probabilités), tandis que le principe de l’analyse à grands traits est appliqué à l’évaluation des dommages-intérêts. En bref, la quantification des dommages-intérêts et le lien de causalité sont des concepts distincts.

Toutefois, dans ses motifs, la CAF a regroupé à tort la question du lien de causalité et la quantification des dommages-intérêts, affirmant qu’« il est nécessaire de comprendre le rôle du lien de causalité dans la quantification des dommages-intérêts compensatoires » [traduction]. La CAF a ensuite critiqué la juge de première instance pour « avoir refusé d’appliquer les principes de causalité aux actes d’Apotex » [traduction]. Appliquant les principes de type causalité, la CAF a conclu qu’« il peut arriver que dans chaque cas, l’attribution au titulaire du brevet de dommages-intérêts pour perte de profits surindemnise le titulaire du brevet » [traduction].

Pourtant, on ne voit pas vraiment pourquoi il devrait en être ainsi. Auparavant, le droit prévoyait que si les actes du contrefacteur causaient des dommages, alors ces dommages étaient quantifiés et le remboursement en était ordonné. La structure de l’analyse des dommages-intérêts elle-même, qui exigeait la preuve de la cause du préjudice, évitait intrinsèquement la surindemnisation.

La CAF a posé la question de savoir si les « dommages-intérêts devaient être [...] limités de telle sorte qu’un tribunal est tenu d’ignorer la concurrence légitime d’un contrefacteur » [traduction]. La Cour s’est ensuite demandé si « la concurrence légitime éventuelle d’un contrefacteur [est] une considération juridiquement pertinente »7 [traduction]. Auparavant, les tribunaux canadiens abordaient la question de l’indemnisation légitime éventuelle en concluant qu’elle ne pouvait avoir aucune incidence sur le préjudice réel subi par le titulaire du brevet qui est la transgression que la Loi cherche à redresser.

Toutefois, la CAF a conclu que le défaut de la juge de première instance d’appliquer une analyse de type causalité à la question de la quantification était la principale erreur. La Cour s’est ensuite fondée sur son analyse de type causalité en guise de justification de principe pour introduire la défense fondée sur la NIA en droit canadien.

Le droit américain

À l’appui de sa décision, la CAF a également cité le droit américain, où la défense fondée sur la NIA fait partie de la loi.

Il existe d’importantes différences dans le droit américain des brevets qui peuvent aider à expliquer la présence de la défense fondée sur la NIA et à compenser ses effets aux États-Unis.

Plus particulièrement, la loi applicable aux États-Unis diffère considérablement de la Loi sur les brevets canadienne. Par exemple, des dommages-intérêts triples pour contrefaçon sont expressément envisagés en vertu de la loi américaine (35 USC §284). À ce titre, le principe de ce qui pourrait être appelé la « surindemnisation » est consacré dans la loi américaine, donnant peut-être lieu à des considérations contradictoires de la NIA. En outre, la loi américaine s’interprète différemment de la loi canadienne; la disposition 35 USC §284 requiert une indemnisation des « dommages‑intérêts permettant d’indemniser la contrefaçon » [traduction], tandis que la Loi sur les brevets du Canada entraîne une responsabilité pour le « dommage (all damage dans la version anglaise) que cette contrefaçon a fait subir au titulaire du brevet après l’octroi du brevet »8. [c’est nous qui soulignons]

Monsanto c. Schmeiser

L’arrêt Monsanto traitait de la comptabilisation des profits et non des dommages. En considérant une comptabilisation, la Cour a conclu qu’il était pertinent d’examiner la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui avait un lien de causalité avec l’invention. Cette analyse « exige une comparaison entre les profits réalisés par le contrefacteur dans le monde réel et les profits qu’il aurait réalisés s’il n’avait pas commis de violation » [traduction].

Dans le dossier Lovastatine, la CAF a statué que, si une NIA peut être considérée dans l’évaluation de la comptabilisation des profits, il n’y a aucune raison de ne pas l’invoquer également lors de l’enquête sur les dommages.

De même, l’enquête sur les dommages et l’exercice sur la comptabilisation des profits sont indéniablement abordés sous des angles opposés. L’analyse relative à la comptabilisation des profits est effectuée sous l’angle du contrefacteur et des gains inattendus qu’il a réalisés en utilisant le produit contrefacteur. Dans une comptabilisation des profits, le monde hypothétique du contrefacteur comprend la NIA. Cependant, dans une évaluation des dommages-intérêts, l’enquête est effectuée à partir de la perspective du titulaire du brevet : « Qu’est-ce que le contrefacteur vous a fait? ». Autoriser une défense fondée sur une NIA peut permettre au contrefacteur de réécrire l’histoire en faisant valoir que « maintenant que j’ai été pris au piège et trouvé coupable, c’est de cette façon que j’aurais mené mes affaires ». Une telle analyse peut faire abstraction du préjudice subi par le titulaire du brevet.

Application à la présente affaire

Apotex n’a pas réussi à présenter une défense fondée sur la NIA. Plus particulièrement, la Cour a statué qu’Apotex n’aurait pas vendu la lovastatine ne contrefaisant pas le brevet et n’aurait pas pu la vendre non plus.

Concernant la partie « possibilité » de l’enquête, alors qu’Apotex détenait à un moment donné une NIA, elle a utilisé sa quantité entière de cette solution et n’a jamais réapprovisionné son stock. L’usine qui a fabriqué la NIA a été reconvertie pour faire un produit différent, et il n’y a aucune preuve de solution de rechange disponible pour fabriquer la NIA. Ainsi, une fois que son stock a été épuisé, Apotex ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer qu’elle aurait pu réapprovisionner son stock avec de la lovastatine ne contrefaisant pas le brevet pour invoquer la défense fondée sur la NIA.

Concernant la partie « obligation » de l’enquête, la CAF a conclu qu’Apotex savait probablement que le processus de contrefaçon était utilisé, que l’infraction a été commise à grande échelle, qu’Apotex croyait que le brevet de Merck était invalide, et que la preuve d’Apotex quant à ce qu’elle aurait fait n’était pas satisfaisante. De plus, Apotex n’a produit aucune preuve permettant de conclure qu’elle aurait réalisé plus de profits à l’aide d’une NIA que la valeur qu’elle aurait perdue en adoptant le processus de NIA (c’est-à-dire, en réaffectant une autre usine). Apotex n’a donc pas réussi à s’acquitter de son fardeau quant à l’aspect « obligation » de l’enquête.

Conclusion

La décision de la CAF de permettre aux défendeurs d’invoquer une défense fondée sur une NIA déstabilise le droit en matière de dommages-intérêts au Canada. D’un point de vue procédural, cette décision aura une incidence sur les plaidoiries et sur la portée de l’interrogatoire préalable. L’intégration de la défense fondée sur la NIA en droit canadien peut également exiger des tribunaux qu’ils examinent les demandes de dommages majorés par des titulaires de brevets (que ce soit au moyen de dommages triples comme aux États-Unis ou de dommages-intérêts punitifs comme dans l’arrêt Eurocopter9) ou de frais majorés (sur une base procureur-client ou sur une base d’indemnisation), car ces mécanismes peuvent être tenus de servir d’éléments dissuasifs à une atteinte intentionnelle.

En outre, le recours à des injonctions interlocutoires en droit des brevets (aucune injonction n’a été accordée depuis de nombreuses années) peut aussi être réexaminé comme outil de dissuasion contre les atteintes intentionnelles qui peuvent survenir à la suite d’une défense fondée sur la NIA, car le droit à l’exclusivité peut être plus utile qu’une demande en dommages-intérêts.


1 2010 CF 1065.

2 2013 CF 751, discuté ici.

3 Décision à l’article 41.

4 Par exemple : The United Horse Shoe and Nail Co v Steward (1888), 5 260 RPC; Domco Industries v Armstrong Cork (1983) 76 CPR (2d) 70.

5 Décision à l’article 49.

6 2004 CSC 34.

7 Décision à l’article 39.

8 Loi sur les brevets, au par. 55(1).

9 2013 CAF 219.


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