Commentaire sur la décision First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 csc 58

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03 avril 2018

Introduction

Le plan d’aménagement de la région du bassin hydrographique de la rivière Peel, qui est en préparation depuis près de dix ans, a subi un revers majeur le 1er décembre dernier avec la décision de la Cour suprême du Canada (« CSC ») dans le dossier First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon. La CSC a en effet annulé l’approbation du plan d’aménagement définitif du gouvernement du Yukon parce que « sa conduite a dérogé au principe de l’honneur de la Couronne » [1] en ne respectant pas le processus de planification collaboratif requis aux termes des traités modernes. Comme le Yukon a reconnu qu’il ne s’était « pas conformé au mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire énoncé dans les ententes définitives »[2], la CSC devait déterminer : (1) si la décision du Yukon d’approuver son plan d’aménagement était légale et (2) le rôle des tribunaux en matière de règlement de conflits que suscite la mise en œuvre de traités modernes.

Contexte

Les traités en cause dans le processus d'approbation du plan d'aménagement de la région d’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel comprennent les ententes définitives de la Première Nation des Nacho Nyak Dun, des Tr’ ondëk Hwëch’in et des Vuntut Gwitchin (collectivement, les « Premières Nations »). Un accord transfrontalier du Yukon, que le conseil de bande Gwich’in a signé pour le compte des Tetlit Gwich’in, est aussi en cause. 

La majestueuse région d'aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel est un écosystème intact  et riche en biodiversité couvrant près de 68 000 km2 et soutenant les activités traditionnelles des Premières Nations[3].

En 2004, le Conseil d'aménagement du territoire du Yukon a établi la Commission d'aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel (la « Commission »). Par la suite, en 2009, la Commission a enclenché le mécanisme d'approbation en présentant au Yukon et aux Premières Nations le plan qu'elle recommandait pour l'aménagement de la région du bassin hydrographique de la rivière Peel (le « plan d'aménagement »). Ce mécanisme est précisé aux articles 11.6.1 à 11.6.5.2 du chapitre 11 des ententes définitives, appelées les « traités modernes » (le « processus d'approbation »).

En définitive, la CSC a établi que le Yukon n'avait pas le pouvoir, en vertu des traités, de modifier comme il l'a fait la version définitive du plan recommandé (la « version définitive du plan recommandé »). Le juge Veale de la Cour suprême du Yulon conclut ce qui suit :

[traduction] Le plan approuvé par le gouvernement est nettement différent de la version définitive du plan recommandé créée par la Commission, dans la mesure où il a modifié le système de désignation du territoire et a radicalement réduit le pourcentage des terres protégées. Aux termes du plan approuvé par le gouvernement, 71 pour cent des terres du bassin hydrographique de la rivière Peel sont ouvertes à l’exploration minérale et 29 pour cent sont protégées, alors qu’aux termes de la version définitive du plan recommandé, 80 pour cent des terres étaient protégées et 20 pour cent étaient ouvertes à l’exploration minérale. (Souligné ajouté)

En outre, à l'étape du procès, le juge Veale conclut que le Yukon ne s'est pas conformé au processus d'approbation et que l'interprétation et l'exécution du processus par le Yukon aux termes du sous-alinéa 11.6.3.2 étaient, de manière injustifiable, déficientes[4]. Le juge Veale annule l'approbation du plan par le Yukon et la deuxième consultation menée entre le Yukon et les Premières Nations. Dans le cadre de l'appel interjeté à la Cour d'appel de la Cour du Yukon, le juge en chef Bauman parvient à la même conclusion que la cour de première instance, soit que le Yukon a nui à la réconciliation en ne se conformant pas à l'esprit et à la lettre des obligations qui lui incombent en vertu des traités »[5]. Le juge en chef Bauman ordonne toutefois une autre mesure corrective qui, dans les faits, donne une deuxième chance au Yukon en le renvoyant à une étape du processus d'approbation où il peut corriger son omission de présenter ses modifications.

Les Premières Nations ont porté la cause en appel à la CSC et celle-ci a accueilli partiellement l'appel. La CSC établit qu'au moment d'annuler la décision du Yukon d'approuver le plan, la Cour d'appel du Yukon a erré en renvoyant les parties à une étape antérieure du processus d'approbation « [traduction] pour permettre au Yukon d'énoncer valablement ses priorités »[6]. Étant donné l'effet de l'annulation de cette décision, la CSC a annulé l'ordonnance du juge de première instance annulant la deuxième consultation et portant sur la conduite du Yukon à l'avenir.

Question 1 : La décision du Yukon d'approuver la version définitive du plan recommandé était-elle légale?

La portée du pouvoir du Yukon de « modifier » la version définitive d'un plan d'aménagement recommandé s'appliquant à des terres non visées par un règlement constitue la question centrale de cette affaire. Aux termes des ententes définitives, le Yukon a le droit « [traduction] d'approuver, de rejeter ou de modifier la partie du plan qui est recommandée aux termes du sous-alinéa 11.6.3.1, qui s'applique aux terres non visées par un règlement, après avoir mené une consultation [au sens donné à cette expression dans les ententes définitives] auprès des Premières Nations du Yukon et des populations du Yukon touchées. » En réponse à cette première question et eu égard à la définition qui est faite du mot « consultation » dans les ententes définitives, le CSC établit ce qui suit :

[...] l'art. 11.6.3.2 des ententes définitives permet au Yukon d’apporter à la version définitive du plan recommandé des modifications qui (1) sont conformes à celles qu’il a proposées plus tôt dans le processus, ou qui (2) tiennent compte des réalités nouvelles. Comme les modifications sont, par définition, des changements mineurs ou partiels, l’art. 11.6.3.2 n’autorise pas le Yukon à changer en profondeur la version définitive du plan recommandé d’une manière qui reviendrait, dans les faits, à la rejeter. Dans tous les cas, le Yukon ne peut s’écarter des positions qu’il a prises plus tôt dans le processus que s’il agit de bonne foi et en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne[7].

Ce faisant, la CSC note que les Premières Nations signataires des ententes définitives avaient notamment pour intention principale de préserver leur responsabilité en matière d'aménagement des terres non visées par un règlement. Comme l'indique aussi la CSC, les traités modernes « énonce[nt] un processus collaboratif pour l’élaboration d’un plan d’aménagement, et un pouvoir absolu de modifier la version définitive du plan recommandé priverait ce processus de tout son sens, puisque le Yukon aurait toute la latitude voulue pour réécrire le plan en bout de ligne. Une interprétation de l’art. 11.6.3.2 en fonction du contexte du chapitre 11 démontre que le Yukon ne peut pas exercer son pouvoir de modifier le plan pour créer, en réalité, un nouveau plan qui n’a aucun rapport avec le plan élaboré par la Commission, lequel a fait l’objet de consultations auprès des parties touchées[8].

Question 2 : Quel est le rôle des tribunaux dans le règlement des différends qui surviennent dans le contexte de la mise en œuvre des traités?

En ce qui concerne la question ayant éclairé l'analyse des mesures correctives de la CSC (le rôle de la Cour dans le cadre de la présente révision judiciaire), la CSC note que la réconciliation exige des tribunaux une certaine retenue. Elle précise comme suit le rôle des tribunaux face aux différends se rapportant à l'interprétation et à la mise en œuvre des traités :

  • Le rôle du tribunal consiste simplement à déterminer la légalité de la décision contestée. Dans le cadre d’une révision judiciaire, il n’appartient pas au tribunal d’évaluer la légalité de chaque décision antérieure à la décision contestée;
  • Comme les traités modernes peuvent définir en termes précis une relation de gouvernance coopérative, il n'appartient pas aux tribunaux de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité;
  • Enfin, pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne devrait pas s'exercer au détriment d'un examen étroit de la conduite de la Couronne[9].

Ainsi, les tribunaux de première instance sont invités à renoncer temporairement à leur pouvoir de rendre des ordonnances visant à guider la conduite de la Couronne à l'avenir. Les tribunaux devraient plutôt établir si la décision contestée est légale et, dans la négative, l'annuler et renvoyer les parties à la position qu'elles occupaient avant de prendre la décision invalide »[10].

En l'espèce, la CSC infirme l'ordonnance de la Cour d'appel du Yukon renvoyant les parties à une étape précédente du processus. La Cour conclut que le Yukon « ne peut se servir de la présente instance pour se créer une nouvelle occasion d’exercer un droit qu’il a choisi de ne pas exercer au moment opportun »[11].

Quelles sont les répercussions de cette décision?

Cette décision a pour effet immédiat que les parties sont maintenant de retour au plan d'aménagement de la région d’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel. Toutefois, cette décision aura des répercussions plus étendues pour les autres régions du Yukon puisque le plan d'aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel n'est que l'un des deux plans d'aménagement régionaux proposés. Le Yukon doit notamment entreprendre l'évaluation des politiques qui orientent la conduite de la Couronne afin de s'assurer que celle-ci agit conformément aux principes de réconciliation et au principe de l'honneur de la Couronne. C'est également un rappel à l'ordre poli destiné au Yukon (et aux autres gouvernements qui sont partie à des régimes cogérés) que la réconciliation comporte un processus décisionnel à responsabilité partagée en matière d'aménagement des terres non visées par un règlement. À l'avenir, on s'attend à ce que les parties se comportent comme des « partenaires égaux »[12] dans le cadre de l'aménagement des terres non visées par un règlement.

Bien que l'arrêt de la CSC ne modifie pas les lois actuelles applicables à l'interprétation des traités modernes, il clarifie le rôle des tribunaux aux fins de la résolution des différends que les parties peuvent avoir au chapitre de la mise en œuvre. Les tribunaux doivent faire preuve de retenue, mais afin d’assurer le respect de la Constitution, cette retenue ne doit pas s'exercer au détriment d'un examen étroit de la conduite de la Couronne. 

 


[1] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, par. 57.

[2] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 3.

[3] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 12.

[4] Nacho Nyak Dun v. Yukon, 2014 YKSC 69 (la « décision de la CSYK »), par. 197.

[5] Nacho Nyak Dun v. Yukon, 2015 YKCA 18 (la « décision de la CAYK »), par. 177.

[6] Décision de la CAYK, par. 178.

[7] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 5.

[8] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 49.

[9] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 32 à 34.

[10] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 58 à 60.

[11] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 61.

[12] First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, par. 33.


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