Expropriation déguisée : la Cour Suprême présume de votre connaissance du règlement contesté

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28 août 2018

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Le 6 juillet 2018, la Cour Suprême du Canada a rendu une décision de principe en matière de « délai raisonnable » pour instituer une demande en inopposabilité ou en nullité d’un règlement de zonage[1]. Par sa décision, la Cour apporte des éclairages importants sur la notion d’expropriation déguisée et encadre le délai dans lequel un recours en nullité ou en inopposabilité peut être intenté par les propriétaires lésés par un changement de réglementation municipale abusif.



Avant d’analyser plus en détail les enseignements apportés par la Cour Suprême, il convient de revenir sur le concept clé d’expropriation déguisée qui est au cœur du litige. L’expropriation est définie comme étant le « pouvoir, pour une autorité publique, de priver un propriétaire de la jouissance des attributs de son droit de propriété sur un bien »[2]. L’exercice de ce pouvoir étant lourd de conséquences pour les propriétaires, il est strictement encadré et ne peut s’exercer qu’à des fins publiques et moyennant une juste indemnité[3].

Lorsqu’une expropriation est faite hors de ce cadre strict, il s’agit alors d’expropriation déguisée. Par exemple, un acte légal, telle l’adoption d’un règlement de zonage, peut être détourné pour mettre en place un acte illégal, soit une expropriation déguisée. Dans ce cas, la décision de la Cour Suprême vient jeter la lumière sur le remède qui est offert au propriétaire, soit le recours en nullité de la réglementation municipale abusive et son corollaire, l’obligation pour le propriétaire d’intenter son action dans un délai raisonnable.

1. Faits

Dans cette affaire, la société 2646-8929 Québec inc. (la « Société ») a acquis, le 7 juillet 1989, un terrain boisé situé dans la ville de Lorraine (la « Ville »), avec comme projet d’y réaliser un lotissement domiciliaire. L’actionnaire majoritaire de cette entreprise, Monsieur François Pichette, avait alors estimé que son projet pourrait être réalisé dans une quinzaine d’années, le temps pour la Ville de développer son urbanisation jusqu’à son terrain.

Cependant, la municipalité mit un coup d’arrêt à ce projet en adoptant le règlement U-91 le 23 juin 1991. Ce dernier règlement modifia le zonage appliqué au terrain de la Société en transformant 60 % de la superficie du lot de cette dernière en zone de conservation, soit une zone dans laquelle n’étaient autorisées que des activités récréatives et de loisirs publics : sentier d’interprétation de la nature, sentier pédestre, de vélo, équestre et de ski de randonnée.

Monsieur Pichette n’apprit l’existence de ce règlement que vers la fin de l’année 2001 ou au début de l’année 2002. Il retint ensuite les services d’un urbaniste en 2003 dans le but de convaincre la municipalité de modifier son règlement de zonage. Cette dernière l’informa en 2004 qu’elle n’avait pas l’intention de changer sa réglementation, mais accepta tout de même des rencontres en 2004 puis en 2007.

Entre-temps, soit en mars 2005, la Municipalité régionale de comté de Thérèse-De-Blainville (la « MRC ») adopta le règlement 01-03.3 édictant son schéma d’aménagement et de développement selon lequel le terrain de la Société se trouvait désormais dans une zone résidentielle en milieu paysager, soit dans laquelle le lotissement domiciliaire est autorisé. Or, d’après la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, la Ville était alors tenue de modifier sa réglementation pour refléter la désignation de zonage prévue dans le schéma de la MRC, ce qu’elle ne fit pas.

Ce n’est finalement qu’en novembre 2007, après avoir retenu les services d’un avocat, que la Société intenta son action par laquelle elle demandait initialement la nullité du règlement de zonage U-91 adopté en 1991. La Société modifia par la suite son recours afin de tenir compte des réglementations ultérieurement adoptées. En effet, le 28 avril 2010 la MRC adopta le règlement 10-02 portant sur le schéma d’aménagement et de développement et le 13 juillet 2010 la Ville adopta le règlement URB-03 qui remplaça le règlement U-91, mais sans modifier la restriction de zonage appliquée au terrain de la Société.

Ainsi, par son recours, la Société recherchait non seulement l’annulation des règlements U-91, 10-02 et URB-03, mais également des dommages et intérêts.

2. Procédure

La Cour supérieure du Québec entendit l’affaire en 2015 et scinda l’instance, afin de ne se prononcer que sur la question de la validité de la réglementation municipale, laissant la question des dommages et intérêts en suspens[4].

Elle rejeta l’action en nullité de la Société au motif que cette dernière ne l’avait pas intentée dans un délai raisonnable. La Cour supérieure appliqua la présomption de connaissance légale de la réglementation, soit le fait que la Société était présumée avoir eu connaissance du règlement au moment de son adoption, soit en 1991. Ainsi, la Cour conclut que la Société ayant introduit son action en nullité seize ans après l’adoption du règlement, soit en 2007, elle n’avait pas respecté l’exigence du délai raisonnable d’introduction de l’action.

La Cour supérieure procéda également à l’analyse du délai qui s’était écoulé entre la connaissance factuelle de la réglementation, soit en 2002, et l’introduction de l’action. Le délai étant alors de cinq ans, la Cour supérieure affirma qu’il ne s’agissait pas non plus d’un délai raisonnable, et ce, malgré la tentative de l’administrateur de la Société de démontrer que ce temps avait été utilisé pour négocier avec la Ville et la convaincre de changer sa réglementation nouvellement adoptée.

La Cour d’appel[5] accueillit le pourvoi introduit par la Société et déclara les règlements inopposables à cette dernière. Bien que constatant la tardiveté du recours, la Cour d’appel estima que la Ville avait utilisé ses pouvoirs de manière abusive dans le but d’exproprier la Société et que ce faisant, il lui était loisible de remédier à cet abus sans considération du délai écoulé depuis la mise en place de la réglementation contestée.

3. Question de droit

La question à laquelle la Cour Suprême du Canada se devait de répondre était donc de savoir s’il était possible de déclarer un règlement inopposable à une partie du fait de son caractère abusif, et ce, malgré le fait que la demande en nullité n’ait pas été introduite dans un délai raisonnable? La Cour Suprême devait, dans ce cadre, déterminer si les agissements de la Ville, qui aurait commis abus de pouvoir ayant pris la forme d’une expropriation déguisée, devait influencer cette analyse.

4. Analyse

La Cour Suprême du Canada débute son analyse en distinguant la demande en nullité visant un règlement du fait que ce dernier soit abusif, de la demande en nullité visant un règlement adopté en l’absence de compétence ou par excès de compétence. Ainsi, dans le premier cas, il s’agit du fond du règlement, soit les normes qui y sont prévues, qui sont visées tandis que dans le second cas il s’agit de la forme qui est en jeu, soit la façon dont le règlement a été adopté.

Or, l’analyse et l’appréciation discrétionnaire du caractère raisonnable du délai d’introduction du recours en nullité par les tribunaux ne se fait que dans le premier cas, soit lorsqu'il est allégué que le règlement est abusif[6]. La Cour Suprême vient définir cet abus de pouvoir comme étant le fait pour un organisme public d’exercer illégalement son pouvoir de réglementation. Il en est notamment ainsi lorsque la réglementation de zonage nouvellement adoptée a pour fin d’exproprier de manière déguisée un propriétaire.

La Cour Suprême procède ensuite à la détermination du point de départ de la computation du délai raisonnable. Elle avalise à cet égard la position dégagée par la Cour supérieure selon laquelle il convient d’appliquer la présomption de connaissance légale pour fixer le point de départ du délai au jour de l’adoption de la réglementation. Ainsi, la Cour Suprême retient qu’un délai de seize ans s’est écoulé entre la connaissance présumée du règlement et l’introduction de l’action. La Cour Suprême souligne que la Cour supérieure pouvait également, à sa discrétion, effectuer une analyse du délai « factuel », soit celui de cinq ans, ayant débuté au moment de la connaissance factuelle du règlement par la Société, le tout pour ajouter à ses motifs à l’appui du délai déraisonnable en l’espèce. Elle ajoute qu’en raison du pouvoir discrétionnaire que détiennent les tribunaux de première instance, il était loisible pour la Cour supérieure de déclarer le recours tardif.

Ainsi, la Cour Suprême du Canada affirme que la Cour d’appel ne pouvait pas remédier au défaut de diligence de la Société sous le couvert de l’abus de pouvoir. Au contraire, pour remédier à un abus de pouvoir, encore faut-il que celui qui recherche la nullité de la réglementation se soit comporté diligemment en introduisant son recours dans un délai raisonnable.

De plus, la Cour Suprême rejette l’analyse faite par la Cour d’appel selon laquelle il conviendrait de distinguer l’invalidité d’un règlement prononcée par la Cour supérieure dans l’exercice de sa compétence inhérente de l’inopposabilité d’un règlement prononcée comme moyen de remédier à un abus de pouvoir. La Cour Suprême affirme que l’obligation d’agir dans un délai raisonnable est applicable tant à une conclusion en inopposabilité qu’à une conclusion en invalidité.

Enfin, la Cour Suprême ajoute qu’au surplus, la demande en nullité était prescrite, renforçant l’analyse du caractère déraisonnable du délai d’institution. En effet, le délai de prescription était de trente (30) ans sous le Code civil du Bas-Canada et est désormais de dix (10) ans[7]. Le recours aurait donc dû, au plus tard, être institué le 1er janvier 2004, près de quatre (4) ans avant son institution en l’espèce.

5. Conclusion

La décision de la Cour Suprême clarifie le concept d’expropriation déguisée en droit québécois et vient encadrer le recours en nullité dont disposent les contribuables à l’égard de la réglementation municipale adoptée abusivement. Ainsi, l’abus de pouvoir allégué n’a pas pour effet de réduire l’obligation qui incombe au demandeur d’introduire son recours dans un délai raisonnable, délai qui, nous confirme la Cour Suprême, court à compter de la connaissance présumée du règlement et se prescrit en dix (10) ans. Il reste toutefois à déterminer ce qu’on entendra à l’avenir par « délai raisonnable » pour instituer une action, entre le moment de la mise en place du règlement et l’ultime délai de dix (10) ans. La Cour Suprême nous apprend à tout le moins qu’en l’espèce, même en utilisant le délai de cinq (5) ans de la connaissance factuelle du règlement, la Cour supérieure n’exerçait pas de manière abusive sa discrétion en qualifiant ce délai de déraisonnable.

Cependant, le fait de ne pas satisfaire à cette dernière condition laisse tout de même la porte ouverte à la demande en dommages et intérêts pour cause d’expropriation déguisée. Sur ce point, le dossier ayant été suspendu par la Cour supérieure, il conviendra désormais à cette dernière de se prononcer.

 


[1] Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35.
[2] Ibid, par. 1.
[3] Voir notamment la Loi sur l’expropriation, RLRQ, c. E-24.
[4] 2646-8926 Québec inc. c. Lorraine (Ville de), 2015 QCCS 3135.
[5] 2646-8926 Québec inc. c. Lorraine (Ville de), 2016 QCCA 1803.
[6] Lorraine (Ville) c. 2646-8926 Québec inc., 2018 CSC 35, par. 25.
[7] Article 2922 du Code civil du Québec.


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