Financement des litiges par des tiers : mode passagère ou tendance à long terme?

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18 janvier 2019

En quoi consiste le financement d’un litige par des tiers? À la base, c’était simplement le fait de donner de l’argent en échange « d’une part du gâteau ». En contrepartie d’une avance de fonds, le tiers, qui n’avait aucun intérêt dans le litige, recevait un pourcentage du montant adjugé ou négocié ou un autre type de paiement, tel que convenu. Le domaine de prédilection initial de ce type de financement était les cas de lésions personnelles, pour s’étendre ensuite aux recours collectifs. Il est maintenant courant de voir le financement par des tiers dans des différends d’affaires, des violations de contrats ou de devoirs fiduciaires et/ou des litiges mettant en cause la fraude en valeur mobilière, l’antitrust, la propriété intellectuelle, les différends fiscaux, la faillite et l’arbitrage international.



De nos jours, et les demandeurs et les défendeurs ont recours à du financement par des tiers. Les conseillers généraux et les chefs de la direction l’envisagent souvent comme un outil de choix pour éliminer les coûts et les risques de leurs bilans et transformer le contentieux en centre de profit. Quant aux entreprises, le financement par des tiers leur permet de libérer leur capital pour le consacrer à d’autres priorités. De plus, comme les avocats œuvrent selon des budgets établis et se concentrent sur la stratégie de la poursuite, le contrôle des coûts est tout à fait possible.

Il y a de plus en plus de sources de fonds : investisseurs de sociétés cotées en bourse, fonds privés, fonds spéculatifs et particuliers (« bailleurs de fonds »), et tous souhaitent jouer des rôles clés dans le marché canadien du litige.

Au Canada, le financement par des tiers est encore en voie de développement et relativement non réglementé, mais il ne fait nul doute qu’il est là pour de bon. Les cours de justice assouplissent les règles et ouvrent la voie[1] à ce type d’ententes de financement, et le Canada puise son inspiration du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Australie, ou la jurisprudence et les réglementations y afférentes sont plus développées.

Le financement par des tiers est-il approprié pour votre litige? Jetons un coup d’œil sur les mesures à prendre et les questions à poser pour permettre à un plaideur de trouver le bon bailleur de fonds. Nous examinerons les enjeux qui doivent être traités dans une entente de financement par des tiers (« entente »), ainsi que la perspective de la cour quant à ce type de financement.

1. Vérification diligente du bailleur de fonds

Alors que le bailleur de fonds procède à la vérification diligente de la poursuite pour déterminer si le litige pourrait faire partie de son portefeuille[2], le client/l’avocat doit aussi procéder à la vérification diligente du bailleur de fonds.

  • Il faut examiner la solvabilité du bailleur de fonds. À quoi ressemble sa feuille de route? Sera-t-il à même de soutenir financièrement les coûts et les risques associés au litige jusqu’à sa conclusion? Le client/l’avocat doit éviter à tout prix le tarissement de la source de financement avant la conclusion de l’affaire.
  • Il faut assurer la protection de tous les renseignements confidentiels. Le bailleur de fonds est-il prêt à signer une entente de confidentialité ou de non-divulgation sécurisée? Le bailleur de fonds dispose-t-il des politiques nécessaires pour assurer la protection de tout renseignement confidentiel qui sera partagé?

2. L’entente : attention à la rédaction. Elle doit être valide et pas trop générale[3]

  • Les modalités sont-elles conformes aux lois et règlements applicables? Examinez la doctrine de la common law sur la champartie et le soutien délictueux[4]. Alors que les paramètres de ces lois se sont assouplis au Canada[5], aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’Ontario dispose toujours d’une loi en la matière (An Act Respecting Champert[6], et certains États (comme le Minnesota) interdisent toujours le financement de litiges par des tiers. La loi diffère d’un pays ou territoire à l’autre parce que la loi sous-jacente relative à la champartie et au soutien délictueux varie d’une compétence à l’autre.
  • Les ententes ne sont pas catégoriquement illégales aux motifs de champartie ou de soutien délictueux, mais une entente en particulier peut être illégale pour cause de champartie ou un autre motif[7].
  • Évitez les écueils liés à l’éthique. Qui est le client? Ce n’est pas le bailleur de fonds. Ces écueils liés à l’éthique entrent également en jeu dans la stratégie, le règlement et le paiement. Assurez-vous que c’est le client qui « prend les décisions », et non pas le bailleur de fonds.
  • Assurez-vous que l’entente ne crée pas de conflits d’intérêts [8]; ne compromet pas l’exécution des obligations de l’avocat; ne compromet pas la relation avocat-client; et/ou n’affecte pas le jugement professionnel de l’avocat [9]..
  • Assurez-vous de maintenir l’indépendance et l’impartialité tout au long du litige.
  • Assurez-vous que le client conserve sa capacité de donner des directives et de contrôler le litige, y compris le droit d’embaucher et de congédier selon le cas, le droit de décider du règlement et le droit d’orienter la stratégie.
  • Assurez-vous que les modalités de paiement sont équitables. Évitez les taux d’intérêt usuraire[10]..

3. Les risques : chaque fois que de l’information privilégiée et confidentielle est partagée avec un tiers, il y a risque de renonciation du privilège, et que cette information soit partagée au-delà des attentes du client.

  • Pensez aux moments où le partage d’information confidentielle survient : à l’étape de la vérification diligente; pendant les négociations; dans le contrat en découlant; et dans la communication continue une fois le financement réalisé.
  • Le client doit connaître les risques de divulgation et l’avocat doit obtenir son consentement éclairé avant de partager de l’information confidentielle.
  • Le client doit conclure une entente de non-divulgation avec le bailleur de fonds potentiel.
  • Il faut songer au type et à la quantité d’information à partager avec le bailleur de fonds.

4. L’entente : la jurisprudence n’est pas claire (autrement qu’en ce qui a trait aux recours collectifs) quant à la question de savoir si l’entente doit être partagée avec la partie adverse.

Dans les recours collectifs [11], les cours ont jugé que l’entente n’est pas privilégiée, et donc que la partie adverse a droit à la divulgation de l’entente et qu’elle doit leur être communiquée.

  • Étant donné le flou de la jurisprudence et les préoccupations liées à la divulgation selon lesquelles cette dernière pourrait conférer un avantage tactique à l’autre partie, évitez de fournir de l’information non nécessaire et autrement privilégiée dans l’entente; évitez d’y inclure toute communication entre l’avocat et le client; évitez d’inclure des éléments de la stratégie du litige et/ou l’avis de l’avocat quant aux forces ou faiblesses du litige; et évitez d’énoncer le montant du financement total et de la formule d’indemnisation.
  • Pensez qu’il se peut que l’entente soit protégée par le privilège relatif au litige, et posez les bases pour que cela soit possible. Songez à conserver des notes quant à la livraison de dossiers et d’informations pour vous prévaloir de cette protection du privilège.

Tout comme c’est le cas aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, la voie du financement par des tiers est non seulement tracée au Canada, mais bel et bien utilisée pour de bon. Demeurez à l’affût pour voir comment cette tendance croîtra, se transformera et s’adaptera aux besoins en matière de litige dans des dossiers commerciaux autres que des recours collectifs. Il est à prévoir que les cours traiteront de plus en plus de ce type d’ententes [12].


[1] Le juge McEwen dans l’affaire Schenk v. Valeant Pharmaceuticals International Inc. 2015 ONSC 3215, a jugé que même si le financement par des tiers était relativement nouveau en Ontario et survenait surtout dans le cadre de recours collectifs, il ne voyait pas d’objection à ce que ce type de financement soit utilisé dans des litiges commerciaux.

[2] Cette vérification diligente comprendra une étude du dossier et une discussion du bien-fondé et du contexte économique du litige ainsi que du sommaire des modalités proposées.

[3] La Loi de 1992 sur les recours collectifs (Ontario) autorise des ententes d’honoraires conditionnels pour les recours collectifs, et la Loi exige l’approbation de la cour pour ces ententes d’honoraires, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les autres types de litiges.

[4] La Cour d’appel dans le dossier Buday v Locator of Missing Heirs Inc. (1993) 16 O.R. (3d) 257 (Ont C.A.), p. 262 à 263, décrivait la nature des délits de champartie et de soutien délictuel : « Le soutien délictuel peut se définir comme la prestation d’aide ou d’encouragement à une des parties au litige par une personne qui n’a ni intérêt dans le litige ni tout autre motif reconnu par la loi et justifiant son interférence. La champartie est un type particulier de soutien délictuel, soit le soutien d’une action en contrepartie d’une promesse de remettre à la personne effectuant le soutien délictuel une part du produit du litige » [TRADUCTION].

[5] Dugal v Manulife Financial Corporation, 2011 ONSC 1785; motifs additionnels 2011 ONSC 3147. Le juge Strathy a conclu que l’entente a aidé à promouvoir l’objectif de l’accès à la justice et qu’il ne s’agissait pas d’un délit de champartie. [Il a approuvé l’entente de financement, mais a fait valoir qu’il devrait y avoir des limites imposées à l’échange d’information entre une partie et le tiers bailleur de fonds]. Dans l’affaire Schenk susmentionnée, le juge McEwen a conclu que lors de l’analyse de tout financement par des tiers, il faut tenir compte des interdictions statutaires et de la common law quant à la champartie et au soutien délictuel.

[6] An Act Respecting Champerty, R.S.O. 1897, c 327, s.1.

[7] Le juge Perell dans l’affaire Bayens et al Kinross Gold Corporation, 2013 ONSC 4974 au para. 41.

[8] Le plaideur est le client.

[9] L’entente doit reconnaître les obligations déontologiques et professionnelles de l’avocat qui n’existent qu’à l’endroit du client. En Ontario, cela comprend le Code de déontologie du Barreau de l’Ontario; l’Article 3.3 les Renseignements confidentiels et l’Article 3.4 Les Conflits.

[10] Les modalités du prêt et des intérêts doivent être raisonnables. Le bailleur de fonds ne peut recevoir plus de 50 % du produit du litige.

[11] Fehr v Sun Life Assurance Co. of Canada 2012 ONSC 2715.

[12] Remerciements à Cristina Borbely, étudiante du programme d’été.


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