Fraude et aide en connaissance de cause : l'avis de la Cour suprême du Canada

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22 mai 2019

La fraude continue d’être une source de préoccupation tant pour les entreprises que les particuliers, et ce, à l’échelle canadienne et internationale. Dans le cadre de recouvrement d’actifs, la règle d’equity quant à l’aide en connaissance de cause est souvent appliquée pour appréhender les individus qui n’ont pas participé à la fraude, mais en avaient effectivement connaissance. Souvent, les actifs sont détenus par ces individus ou entités et c’est par l’entremise de ces derniers qu’il est possible de les recouvrer. Mais que se passe-t-il lorsqu’une victime de fraude accuse une autre personne de responsabilité pour aide en connaissance de cause?



C’est la question au cœur de la décision de la Cour suprême du Canada (CSC) publiée le 17 mai 2019 dans l’affaire Christine DeJong Medicine Professional Corporation c. DBDC Spadina Ltd. et al (DeJong).

Le dossier DeJong mettait en cause une fraude immobilière multiparties complexe de plusieurs millions de dollars. Dans leur décision, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario avaient appliqué les doctrines de l’aide en connaissance de cause et de l’imputation d’actes à une société pour effectivement accorder la priorité à un groupe de victimes de fraudes par rapport à un autre. La question que la CSC devait trancher concernait l’interprétation et l’application correctes des doctrines de l’aide en connaissance de cause et de l’imputation d’actes à une société, et surtout, à la question de savoir en quoi consiste la « participation » ou « l’aide » dans le cadre d’un stratagème frauduleux. La CSC a infirmé la décision majoritaire de la Cour d’appel en publiant deux courts paragraphes, dans lesquels elle adopte plutôt la position de la juge dissidente, confirmant ainsi que la « participation » et l’« aide » requièrent plus qu’une participation passive dans un stratagème frauduleux pour engager la responsabilité.

Le stratagème frauduleux

Le stratagème frauduleux comportait de nombreux accords d’investissement avec diverses parties dans le cadre desquels on procédait à l’acquisition et à la rénovation de propriétés commerciales. Chaque propriété était détenue par une société spécifique et financée par un investissement à parts égales par deux parties, lequel investissement était conservé dans des comptes bancaires propres au projet. Aucun des accords n’envisageait la participation d’investisseurs en tiers ni ne permettait le mélange des contributions des investisseurs avec les autres sommes ni leur utilisation à toutes autres fins que le projet spécifique.

Les fraudeurs ont en grande partie évité de contribuer leur portion de l’investissement dans chaque projet, et ont plutôt détourné les sommes avancées par les autres investisseurs par le truchement de leur propre chambre de compensation.

La question portée devant la CSC concernait un différend entre deux groupes d’investisseurs floués : un groupe qui avait investi environ 4 millions $ dans les « sociétés visées à l’annexe C » appelé Groupe A, et l’autre qui avait investi environ 111 millions $ dans les « sociétés visées à l’annexe B » appelé Groupe B. Dans le cadre de la fraude, de larges sommes d’argent ont été transférées des sociétés visées à l’annexe B vers les sociétés visées à l’annexe C par le truchement de la chambre de compensation.

En 2016, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a ordonné aux contrevenants de verser personnellement la somme de 66 millions $ au Groupe B. Le Groupe B a aussi réclamé des dommages-intérêts pour responsabilité solidaire aux sociétés visées à l’annexe C, lesquelles alléguait-on étaient des participantes en connaissance de cause à la fraude. Le Groupe B a tenté d’obtenir un recouvrement du produit de la vente des sociétés visées à l’annexe C. Ces demandes ont été rejetées.

La Cour d’appel de l’Ontario a renversé la décision de la première instance relativement aux sociétés visées à l’annexe C, jugeant que même si l’un des auteurs de la fraude n’avait qu’une participation de 50 % en tant qu’actionnaire, en réalité, elle était l’âme dirigeante des sociétés. Elles ont donc été trouvées coupables d’aide en connaissance de cause dans le stratagème frauduleux.

Aide en connaissance de cause

Le délit d’aide en connaissance de cause comporte 3 éléments de base :

  1. une obligation fiduciaire;
  2. une violation frauduleuse et malhonnête de cette obligation;
  3. l’étranger à la relation fiduciaire doit avoir été au fait à la fois de la relation fiduciaire et de la conduite frauduleuse et malhonnête du fiduciaire; et
  4. l’étranger doit avoir participé ou accordé son aide dans le cadre de la conduite frauduleuse et malhonnête.

Dans les années 1990, la CSC a précisé, par l’entremise d’une série de dossiers, que l’exigence de connaissance pour établir la responsabilité en fait de connaissance de cause est fondée sur la faute et dépend de « la question fondamentale de savoir si la conscience du tiers est suffisamment en cause pour que soit justifiée l’attribution d’une responsabilité personnelle » (Air Canada c. M & L Travel Ltd., [1993] 3 RCS 787, 1993, 808; Citadelle (La), Cie d’assurances générales c. Banque Lloyds du Canada, 1997 3 RCS 805; Gold c. Rosenberg, [1997] 3 RCS. 767). Cependant, la CSC ne s’est pas penchée sur la question de savoir en quoi consiste la « participation » ou l’« aide » dans une conduite malhonnête et frauduleuse.

Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la « participation » ne requiert aucun acte ou omission important de la part du tiers. Cette approche diffère largement de la jurisprudence des autres provinces, du Royaume-Uni et des États-Unis, et, pourrait-on soutenir, est incompatible avec les décisions de la CSC qui établissent la culpabilité pour la connaissance de cause comme étant fondé sur la faute, ce qui suggère une participation ou une aide qui dépasse les actions ou les omissions passives.

En adoptant le jugement dissident de la juge van Rensburg, la CSC a confirmé que la responsabilité pour l’aide en connaissance de cause est fondée sur la faute et requiert un acte malveillant et intentionnel de la part de l’« étranger » ou du complice et d’aider en connaissance de cause à la violation frauduleuse et malhonnête de l’obligation fiduciaire. Donc, le principe de connaissance de cause exige que l’étranger participe à l’acte frauduleux ou malhonnête du fiduciaire ou qu’il aide ce dernier.

En l’espèce, les sociétés visées à l’annexe C ont été victimes du stratagème frauduleux perpétré par l’actionnaire détenant 50 % des sociétés. En mettant l’accent sur la doctrine voulant que la connaissance de cause soit fondée sur la faute, l’analyse doit être centrée sur la violation des obligations fiduciaires existant à la fois envers les sociétés visées à l’annexe B et les sociétés visées à l’annexe C. Procéder autrement donne pour résultat que l’utilisation des sociétés visées à l’annexe C pour détourner des fonds aux fins d’utilisation personnelle du fraudeur s’avère suffisante pour élever ces dernières au rang de participantes dans le stratagème frauduleux.

La CSC a donc confirmé que la notion de « participation » en ce qui a trait à la doctrine de l’aide en connaissance de cause requiert plus que d’être une simple courroie de transmission et d’être utilisée dans le cadre du stratagème frauduleux; elle requiert un acte ou une omission manifeste en vue de la perpétration du stratagème frauduleux pour fonder la responsabilité.

L’imputation d’actes à une société

La deuxième question sur laquelle la CSC s’est penchée avait trait à l’application de la doctrine de l’attribution d’actes à une société, qui est utilisée pour imputer les actes d’un individu à une société. Dans ce cas, alors que les tiers accusés d’avoir agi en connaissance de cause dans le stratagème frauduleux sont des sociétés, la doctrine de l’attribution des sociétés a été utilisée pour attribuer la connaissance de cause et les actes trompeurs de l’actionnaire à un certain nombre de sociétés visées à l’annexe C, permettant ainsi de procéder au recouvrement.

En 2017, dans le dossier Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), la CSC a affirmé que la doctrine s’appliquait lorsque l’acte commis par l’âme dirigeante de la société a) entrait dans le domaine d’attribution de ses fonctions; b) n’était pas complètement frauduleux envers la compagnie; et c) avait en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la compagnie. La CSC a commenté ce critère dans l’affaire Livent, concluant que même s’il fournissait une base suffisante pour attribuer les actes d’une âme dirigeante à une société, il ne s’agissait pas du critère définitif nécessaire et que les tribunaux devaient conserver leur pouvoir discrétionnaire et se retenir de l’appliquer lorsqu’il ne serait pas dans l’intérêt public de le faire.

Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que les facteurs dans les parties b) et (c) du critère peuvent être abordés de manière plus souple dans le cadre de vastes fraudes complexes multiparties et multisociétés. Ces derniers ont aussi jugé qu’il n’était pas nécessaire pour un demandeur de prouver les avantages retirés par chaque société dans un stratagème frauduleux.

Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont de plus conclu que même si les fonds des sociétés visées à l’annexe B ne pouvaient être retracés directement aux sociétés visées à l’annexe C, les sociétés visées à l’annexe C n’étaient pas elles-mêmes des victimes de la fraude parce qu’elles n’ont pas été complètement escroquées et ont bénéficié, du moins en partie, du stratagème frauduleux.

La CSC a rejeté cette analyse, adoptant plutôt l’opinion dissidente de la juge van Rensburg, qui qualifiait les deux groupes de sociétés d’investissement comme étant dans une situation similaire, étant donné que tous deux avaient été victimes de la fraude. En outre, l’opinion dissidente aurait appliqué une interprétation stricte du critère Livent, soit que « l’aide en connaissance de cause dans la violation d’une obligation fiduciaire est un manquement grave qui exige du participant qu’il en ait une connaissance réelle et non pas présumée » [Traduction], et les investisseurs des sociétés visées à l’annexe C n’étaient pas au courant du stratagème frauduleux. Dans sa courte décision, la CSC semblait rejeter la suggestion qu’une « approche flexible » puisse être adoptée envers le critère d’imputation d’actes à une société.

Commentaire

Le fait que la CSC ait adopté l’opinion dissidente est un rejet clair de l’assouplissement des exigences de la Cour d’appel de l’Ontario pour établir la responsabilité pour aide en connaissance de cause, et confirme ainsi que le recouvrement à l’encontre de tous types de parties, y compris celles qui sont accessoirement liées à un stratagème frauduleux, ne sera probablement pas disponible.

Cette décision aidera à éviter les situations dans le cadre desquelles des victimes d’une fraude multi-parties sont placées dans la situation d’avoir à s’accuser mutuellement de responsabilité pour aide en connaissance de cause, même s’il ne s’agit que d’une aide passive. Cela permettra aux demandeurs de travailler de concert pour démasquer le stratagème frauduleux et maximiser le recouvrement final, plutôt que de se concentrer sur leurs propres pertes uniquement. Les victimes de fraudes pourront se concentrer sur des stratégies pour faire progresser les demandes touchant des fraudes axées sur les actuels participants à la fraude et le stratagème frauduleux, plutôt que d’essayer de faire accuser des parties qui n’étaient peut-être pas au courant de la fraude.


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