Le Bureau de la concurrence entend s'imposer en matière de protection de la vie privée

14 minutes de lecture
14 février 2020

Le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») a récemment signalé son intention de surveiller les pratiques liées à la protection de la vie privée et de considérer les infractions commises en ce sens comme des violations de la Loi sur la concurrence. Pour les entreprises canadiennes (et, potentiellement, certaines autres entités), ce changement d'approche entraînera sans doute des sanctions plus sévères en cas de manquement aux obligations de divulgation leur incombant en vertu des lois sur la protection de la vie privée. Les entreprises exploitées au Canada doivent donc s'assurer d'avoir en place des cadres robustes pour protéger adéquatement la vie privée et les données des consommateurs, car tel qu'il se dessine, le régime canadien comportera presque inévitablement des mesures d'exécution plus strictes.

Le 11 février 2020, le Bureau a publié un document présentant sa « vision stratégique » pour 2020-2024 intitulé « La concurrence à l'ère numérique[1]. Présentant surtout des notions générales, ce rapport souligne néanmoins deux enjeux clés : (1) le leadership dans « l'économie numérique » et (2) la collaboration accrue avec les « principaux partenaires internationaux » du Bureau.



L'économique numérique et l'application des lois sur la protection de la vie privée

Dans un récent discours[2], la sous-commissaire du Bureau fournit des précisions quant au plan envisagé par cet organisme en ce qui a trait à la surveillance de l'économie numérique. Soulignant que « [l]es indications de prix malhonnêtes, les évaluations douteuses de consommateurs et les informations malhonnêtes sur la confidentialité des données figurent en tête de liste des préoccupations », la sous-commissaire délimite le rôle que prendrait le Bureau en vue d'intervenir en lien avec des enjeux qui en temps normal relèvent strictement du domaine de la protection de la vie privée :

Les enjeux de la protection de la vie privée et des pratiques commerciales trompeuses se rejoignent dans le marché en ligne. Le Bureau vise à garantir la véracité publicitaire en s'attaquant aux indications trompeuses concernant la protection de la vie privée des consommateurs. Cette démarche est complémentaire au mandat du Commissariat à la protection de la vie privée (CPVP), qui a pour mission de protéger le droit à la vie privée des Canadiens. Par exemple, lorsque des entreprises font des déclarations fausses ou trompeuses sur le type de données qu'elles recueillent, sur les raisons pour lesquelles elles les recueillent et sur la façon dont elles les utiliseront, les conserveront et les effaceront, nous prendrons des mesures. Le Bureau est prêt à protéger la concurrence dans l'économie numérique et à mettre un terme aux comportements qui nuisent aux consommateurs.

Il sera intéressant de voir comment le Bureau et le CPVP travailleront de concert (plutôt que de façon compétitive) en vue de traiter ces problématiques. Mentionnons que le Bureau dispose d'un pouvoir de réglementation considérable lorsqu'il s'agit de sanctionner les entreprises qui induisent les consommateurs en erreur (par le biais de politiques en ligne, par exemple) quant à la mesure dans laquelle elles se conforment à leurs obligations légales en matière de protection de la vie privée. Le Bureau peut notamment imposer à ces dernières des sanctions administratives allant jusqu'à 10 millions de dollars pour une première infraction, et jusqu'à 15 millions de dollars pour les infractions subséquentes.

Il y a lieu de croire que dans cette nouvelle prise de position, le Bureau s'est inspiré de son équivalent américain, la Federal Trade Commission (FTC)[3]. On ignore cependant si l'approche adoptée par nos voisins du sud fonctionnerait dans le contexte canadien. En raison de l'historique, de la structure et de la culture qui lui sont bien propres, la FTC dispose d'une force de frappe incomparable en ce qui a trait à l'application des lois sur la protection de la vie privée. Le Canada en revanche, est déjà doté d'un organisme de surveillance dans ce domaine : le CPVP. Rappelons que celui-ci a pour mandat d'appliquer les deux lois fédérales portant sur la protection de la vie privée, lesquelles stipulent les règles applicables aux institutions fédérales ainsi qu'à certaines entreprises lorsqu'il s'agit de la gestion des renseignements personnels. Ayant un mandat de portée plus générale, la FTC constitue pour sa part une agence de protection des consommateurs à même d'intenter des poursuites judiciaires contre une multitude de types d'entreprises et disposant d'un vaste pouvoir d'enquête et d'application des lois. Au Canada, la délimitation des voies hiérarchiques est plus clairement définie[4]. Bien que la situation soulève des préoccupations chez les spécialistes du droit de la protection de la vie privée et du droit de la concurrence, il faut garder en tête que les deux organismes de réglementation concernés mènent depuis plusieurs années des consultations à cet égard en vue d'explorer leurs intérêts mutuels. Selon toute vraisemblance, il ne serait qu'une question de temps avant que le Bureau commence à intervenir afin de sanctionner les violations des lois sur la protection de la vie privée.

Alors que certains préconisent fortement l'intervention de la FTC dans ce domaine[5], des spécialistes œuvrant au sein même de la FTC ont exprimé du scepticisme à cet égard. En effet, un commissaire de la FTC a récemment affirmé que « la concurrence et la protection de la vie privée sont souvent incompatibles » et que les tentatives de réglementer les pratiques en matière de protection de la vie privée en se fondant sur le droit antitrust « échoueront »[6]. [TRADUCTION] En outre, le commissaire a souligné qu'en réduisant l'étendue de leurs collectes de données sur les consommateurs (en vue de se conformer davantage à leurs obligations légales en matière de protection de la vie privée) les entreprises de technologie diminuent la quantité de données accessibles à leurs concurrents dans le marché numérique[7].

Point important, le rôle envisagé par le Bureau irait même au-delà de celui du CPVP à certains égards. Devant non seulement définir son rôle dans une nouvelle ère de responsabilisation des entreprises quant à leurs obligations de protection de la vie privée, le Bureau de la concurrence est également appelé à déterminer clairement s'il est en mesure d'imposer un cadre réglementaire à des organismes qui sont normalement exemptés de la plupart des régimes de réglementation applicables en matière de protection de la vie privée:les partis politiques fédéraux.

Généralement, les partis politiques fédéraux ont toujours été considérés comme étant exemptés des lois fédérales sur la protection de la vie privée telles que la Loi sur la protection des renseignements personnels[8] et la LRPDE. Par conséquent, les partis politiques s'exposent à moins de risques en ce qui a trait à la collecte, l'utilisation et la communication de renseignements personnels dans le cadre de leurs activités. La Colombie-Britannique est la seule province dans laquelle les pratiques des partis politiques sont assujetties à une loi sur la protection de la vie privée.

Le Bureau de la concurrence, parmi plusieurs autres, a reconnu que des enquêtes sur les plaintes formulées sont actuellement en cours, mais les détails quant aux procédures appliquées et aux progrès réalisés restent limités pour l'instant. Les résultats de ces enquêtes pourraient servir de critères décisifs lorsqu'il s'agira de déterminer si ces organismes sont à même d'assumer un rôle de protecteurs de la vie privée et d'assister les commissaires à la protection de la vie privée dans ce mandat. Si les résultats sont positifs, cela augmentera la confiance accordée à ces organismes, et particulièrement au Bureau de la concurrence, quant à leur capacité de remplir un tel rôle au sein du secteur privé également.

Un rôle de portée mondiale pour le Bureau

Dans son discours de janvier 2020, la sous-commissaire du Bureau a également souligné ce qui suit :

Le Bureau est prêt à protéger la concurrence dans l'économie numérique et à mettre un terme aux comportements qui nuisent aux consommateurs. Mais c'est un très gros travail, et nous ne pouvons certainement pas le faire seuls. En effet, les problèmes transfrontaliers nécessitent des solutions transfrontalières. Sur le plan de l'application de la loi, la nature multinationale du commerce électronique se prête à une collaboration avec nos partenaires, tant au niveau national qu'international. Nos relations étroites avec des partenaires tels que le Réseau international de contrôle et de protection des consommateurs (RICPC) et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) aideront le Bureau à exécuter son mandat et à atteindre ses priorités stratégiques[9].

Cette tendance à vouloir favoriser davantage l'intégration et la collaboration mondiales n'est pas nouvelle pour le Bureau. Le 18 juillet 2019, celui-ci a annoncé que les autorités de la concurrence des pays du G7 et la Commission européenne avaient convenu des principes de compréhension commune des occasions et défis soulevés par l'économie numérique, mettant un accent particulier sur la coopération avec leurs homologues internationaux. En outre, mentionnons que le Bureau de la concurrence a établi des instruments de coopération avec seize administrations en vue de faciliter la collaboration avec ces dernières.

Cette approche témoigne non seulement de l'évolution du discours entourant le régime mondial de protection de la vie privée, mais aussi du virage fondamental qu'on anticipe au Canada en ce qui a trait à la réglementation du marché numérique sans cesse changeant.

Conclusion

Le Bureau de la concurrence s'apprête à s'aventurer en territoire inconnu et déjà occupé par le CPVP. Si le Bureau et d'autres entités réglementaires, au Canada comme à l'étranger, parviennent à remplir un rôle de protection de la vie privée de concert avec les organismes de protection de la vie privée, le Canada entrera dans une nouvelle ère d'application des lois pour la protection de la vie privée, caractérisée par l'introduction de mesures incitatives additionnelles et de sanctions plus sévères pour mieux protéger les renseignements personnels. 


[1]Bureau de la concurrence du Canada, « La concurrence à lère numérique » (11 février 2020), en ligne : https://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/04513.html.

[2]Bureau de la concurrence du Canada, « L’honnêteté publicitaire à l’ère numérique » (22 janvier 2020), en ligne : https://www.canada.ca/fr/bureau-concurrence/nouvelles/2020/01/une-publicite-honnete-a-lere-numerique.html.

[3]Federal Trade Commission, « Privacy and Security Enforcement », en ligne : https://www.ftc.gov/news-events/media-resources/protecting-consumer-privacy/privacy-security-enforcement

[4] Le Bureau enquête sur les activités anticoncurrentielles et favorise la concurrence en vertu de la Loi sur la concurrence, la Loi sur l'emballage et l'étiquetage des produits de consommation, la Loi sur l'étiquetage des textiles et la Loi sur le poinçonnage des métaux précieux, alors que le CPVP est chargé de l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) et de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[5] Chris Jay Hoofnagle, Woody Hartzog, et Daniel J. Solove, « The FTC can rise to the privacy challenge, but not without help from Congress » (8 août 2019), en ligne : Brookings, https://www.brookings.edu/blog/techtank/2019/08/08/the-ftc-can-rise-to-the-privacy-challenge-but-not-without-help-from-congress/.

[6] Brent Kendall, « FTC Commissioner: Antitrust Enforcement Isn’t Answer to Tech Privacy Concerns » (30 janvier 2020), en ligne : The Wall Street Journal, https://www.wsj.com/articles/ftc-commissioner-antitrust-enforcement-isnt-answer-to-tech-privacy-concerns-11580419657

[7] Brent Kendall, « FTC Commissioner: Antitrust Enforcement Isn’t Answer to Tech Privacy Concerns » (30 janvier 2020), en ligne : The Wall Street Journal, https://www.wsj.com/articles/ftc-commissioner-antitrust-enforcement-isnt-answer-to-tech-privacy-concerns-11580419657

[8] L.R.C. 1985, ch. P-21.

[9]Bureau de la concurrence du Canada, « L’honnêteté publicitaire à l’ère numérique » (22 janvier 2020), en ligne : https://www.canada.ca/fr/bureau-concurrence/nouvelles/2020/01/une-publicite-honnete-a-lere-numerique.html


CECI NE CONSTITUE PAS UN AVIS JURIDIQUE. L'information qui est présentée dans le site Web sous quelque forme que ce soit est fournie à titre informatif uniquement. Elle ne constitue pas un avis juridique et ne devrait pas être interprétée comme tel. Aucun utilisateur ne devrait prendre ou négliger de prendre des décisions en se fiant uniquement à ces renseignements, ni ignorer les conseils juridiques d'un professionnel ou tarder à consulter un professionnel sur la base de ce qu'il a lu dans ce site Web. Les professionnels de Gowling WLG seront heureux de discuter avec l'utilisateur des différentes options possibles concernant certaines questions juridiques précises.