Cour suprême du Canada : « Les droits à la compensation pré-post peuvent et doivent être suspendus par une ordonnance initiale »

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16 décembre 2021

En 2017, la Cour d'appel du Québec a rendu une décision dans l'affaire Arrangement relatif à Métaux Kitco inc., 2017 QCCA 268 (« Kitco ») à l'effet que la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC ») interdisait l'exercice de tous les droits de compensation entre les réclamations antérieures au commencement d'une procédure en vertu de la LACC et postérieures à celle-ci. À la suite de cette décision, une grande incertitude planait quant à savoir si la décision Kitco pouvait s'appliquer à l'extérieur de la province de Québec ou si elle allait à l'encontre de décisions antérieures sur le sujet de la compensation, notamment dans le cadre des dossiers Air Canada (Re), 2003 CanLII 64234 (ON SC) et North American Tungsten Corp., Re, 2015 BCCA 390.

Le 10 décembre 2021, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême » ou la « CSC ») a rendu une décision importante pour l'industrie de la restructuration dans l'affaire Montréal (Ville) c. Restructuration Deloitte Inc., 2021 CSC 53 (« Montréal c. Deloitte »). Dans une décision partagée (à 8 contre 1), la plus haute cour du Canada a confirmé que les tribunaux ayant compétence sur les procédures de la LACC ont le pouvoir de suspendre l'exercice du droit de compensation entre les réclamations antérieures au commencement d'une procédure en vertu de la LACC et postérieures à celle-ci. De plus, la CSC a interprété l'article 21 de la LACC comme permettant uniquement la compensation entre les réclamations antérieures au commencement d'une procédure en vertu de la LACC.

Les faits

En août 2018, la Cour supérieure du Québec a rendu une ordonnance initiale (l'« ordonnance initiale ») par laquelle le Groupe SM, société de génie-conseil, est devenu assujetti aux procédures de la LACC. L'ordonnance comprenait une suspension des procédures et nommait Deloitte Restructuration Inc. comme contrôleur (le « contrôleur »). À la suite de l'ordonnance initiale, le Groupe SM a continué à effectuer des travaux pour la Ville de Montréal (« VDM »). Toutefois, VDM a refusé de payer pour ce travail, invoquant son droit à la compensation entre ce qu'elle devait au Groupe SM à la suite de l'ordonnance initiale et deux réclamations qu'elle avançait contre le Groupe SM se rapportant à la période antérieure à l'ordonnance initiale. De ces réclamations, la première découlait d'un accord de règlement et la seconde était fondée sur une procédure engagée par VDM contre le Groupe SM, dans laquelle elle réclamait de l'argent au Groupe SM pour avoir prétendument participé à une collusion dans le cadre d'un appel d'offres pour un contrat de compteur d'eau.

La Cour supérieure du Québec et la Cour d'appel du Québec ont accepté la position du contrôleur selon laquelle l'ordonnance initiale suspendait l'exercice par VDM de son droit d'opérer une compensation entre les réclamations antérieures à l'ordonnance initiale dues par le Groupe SM à VDM pour ce qui est des réclamations postérieures au dépôt dues par VDM au Groupe SM. VDM a fait appel devant la CSC.

Décision

Après une analyse de la nature des réclamations avancées par VDM, la CSC a conclu qu'un droit de compensation entre des réclamations antérieures à l'ordonnance initiale et des réclamations postérieures à celle-ci, invoqué par un créancier en vertu du droit civil ou de la common law, peut être suspendu par un tribunal en vertu de l'article 11 et du paragraphe 11.02 de la LACC. En effet, en vertu du paragraphe 11.02 de la LACC, un tribunal peut suspendre toute action, poursuite ou autre procédure qui pourrait être intentée contre la société débitrice, et il a le pouvoir de suspendre les droits détenus par les créanciers si l'exercice de ces droits risque de compromettre le processus de restructuration, y compris les droits de compensation. La CSC a décrit le pouvoir discrétionnaire que la LACC accorde aux tribunaux de la LACC comme en étant le véritable « moteur ».

Fait à noter, la Cour suprême a indiqué que « [d]ans la très vaste majorité des cas, l'ordonnance initiale suspendra, et devrait suspendre, le droit d'un créancier d'opposer à la débitrice la compensation pré‑post », fournissant ainsi une orientation claire aux professionnels de la restructuration et aux tribunaux supervisant les procédures de la LACC partout au Canada. La Cour a indiqué que le juge supervisant une procédure de LACC conserve son pouvoir discrétionnaire de ne pas suspendre ou de lever la suspension des procédures, afin de permettre l'exercice par un créancier de ses droits de compensation pré-post. Toutefois, selon la CSC, l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire est rare. La CSC, se reportant à sa décision dans 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp. 2020 CSC 10, a noté que ce pouvoir discrétionnaire en vertu de la LACC n'est pas sans limites et que son exercice doit tendre à la réalisation des objectifs réparateurs de la LACC. La CSC a averti que « le tribunal doit faire preuve de prudence avant de permettre une telle forme de compensation, considérant son fort potentiel perturbateur ».

La CSC s'est ensuite penchée sur son analyse de l'article 21 de la LACC, qui prévoit que le droit de la compensation continue de s'appliquer pendant les procédures de la LACC. La CSC a conclu que l'article 21 n'a pas pour but d'exempter le tribunal de son pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures en vertu de la LACC, mais plutôt de préserver le droit d'un créancier d'opérer une compensation entre les réclamations antérieures à l'ordonnance initiale. La CSC a noté que l'article 21 se trouvait dans la Partie III de la LACC intitulée « Réclamations » plutôt que dans la Partie II de la LACC traitant des suspensions et de leurs exceptions. Selon la CSC, si le législateur avait voulu créer une exception à l'exercice des droits de compensation, il l'aurait incluse dans la Partie II ou aurait expressément indiqué qu'il s'agissait d'une exception.

Conclusion

À la suite de la décision de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Kitco, la pratique était divisée sur la question de savoir si la compensation pré-post était permise dans les recours hors Québec. La décision dans l'affaire Montréal c. Deloitte ne laisse aucun doute sur la réponse à cette question. La décision apporte en effet une certitude bien nécessaire au sujet de la compensation pré-post et, en plus d'assurer la stabilité d'une entreprise en restructuration après l'émission d'une ordonnance initiale, elle aidera les débiteurs et les contrôleurs à déterminer les réclamations contre le débiteur aux fins de voter pour un arrangement de la LACC et de recevoir les sommes à distribuer en vertu de cet arrangement.


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