Responsabilité des frais d’avocats dans un litige découlant du non-respect d’un contrat par son cocontractant : qui est imputable?

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14 juillet 2023

Pourquoi devrais-je payer mes frais d'avocats encourus dans le cadre d'un litige découlant du non-respect d'un contrat par mon cocontractant? Est-il possible de réclamer à ce cocontractant en défaut les montants payés à titre d'honoraires extrajudiciaires? 



Quiconque ayant déjà été aux prises avec un différend commercial s'est (fort) probablement déjà posé ces questions. Or, au Québec, par opposition à la majorité des autres provinces du Canada, il est bien établi que le remboursement des honoraires extrajudiciaires par la partie adverse constitue une infime exception soumise à un fardeau de preuve très lourd.

En effet, une partie doit démontrer par prépondérance de probabilités que son opposant a abusé de son droit d'ester en justice et/ou de la procédure civile afin d'obtenir un prononcé de condamnation au remboursement de ses honoraires d'avocats. C'est notamment le cas lorsqu'un justiciable multiplie les procédures inutiles ou fait preuve de témérité[1], soit en argumentant ou en déposant des procédures judiciaires en dépit du fait qu'une personne raisonnable et prudente, placée dans les mêmes circonstances, conclurait à l'inexistence d'un fondement valable à la procédure, que ce soit en demande ou en défense.

Les tribunaux sont réticents à formuler une telle condamnation puisque le fait d'agir en justice est un droit et que d'avoir un dossier « perdant » ne signifie pas qu'on devrait rembourser les honoraires extrajudiciaires de son adversaire[2]. La barre est haute car les tribunaux ne veulent pas banaliser ce qu'est une procédure abusive au risque de constituer un frein à l'accès à la justice[3]. Ce n'est donc que dans des cas exceptionnels qu'il y aura condamnation au remboursement des honoraires extrajudiciaires pour abus au Québec.

Ceci étant dit, est-il possible de prévoir dans un contrat une clause de remboursement des frais d'avocats advenant qu'une partie doive recourir à la justice pour faire valoir ses droits découlant de l'inexécution ou de l'exécution fautive de ce contrat par son cocontractant?

Quiconque connaît le célèbre arrêt Van Houtte[4] sait que de telles clauses existent et qu'elles sont généralement reconnues comme étant valides par les tribunaux du Québec. L'inclusion de telles clauses est fréquente dans divers domaines, dont celui du louage commercial. Ce principe qui est toujours aussi d'actualité a été récemment réitéré et précisé dans l'affaire Enerkem Alberta Biofuels c. Constructions EDB inc.[5], l'objet du présent article.

Résumé des faits

Il s'agit d'un litige en droit de la construction opposant le donneur d'ouvrage Enerkem Alberta Biofuels LP (« Enerkem ») à Constructions E.D.B. inc. (« EDB »). Les services de cette dernière avaient été retenus par Enerkem pour fabriquer une partie de la tuyauterie d'une usine devant servir aux opérations de production d'éthanol et de méthanol d'Enerkem.

L'exécution du contrat s'avère difficile et la relation entre les parties s'effrite. Enerkem reproche à EDB de nombreux manquements contractuels, notamment des déficiences dans les produits fournis et des retards dans leur livraison, ce qui l'aurait obligée à défrayer d'importants coûts supplémentaires dans l'achèvement de son projet.

C'est dans ce contexte qu'Enerkem, bien qu'elle reconnaisse devoir un solde contractuel de 834 061,22$ à EDB, retient cette somme puisqu'elle estime au contraire que c'est EDB qui lui doit de l'argent pour dommages causés dans l'exécution du contrat. Elle institue donc des procédures judiciaires à l'encontre d'EDB, lui réclame plus de 2 millions en dommages-intérêts et demande à la Cour d'opérer compensation entre ce montant et le solde contractuel dû à EDB.

EDB, de son côté, soutient qu'elle a exécuté correctement sa part du contrat et que s'il y a des déficiences ou des retards dans la livraison des produits, ceux-ci sont plutôt imputables à Enerkem. Elle réclame donc à Enerkem les montants impayés pour ses travaux exécutés en sus de dommages-intérêts divers qu'elle estime imputables à sa cocontractante.

Toutefois, ce qui nous intéresse plus particulièrement de cette décision de la Cour supérieure, ce sont les paragraphes 328 et suivants, dans lesquels l'honorable juge Sylvain Provencher procède à l'étude d'une clause de remboursement des honoraires d'avocats (la « Clause ») contenue au contrat entre Enerkem et EDB. Voici le libellé de cette Clause :

« 11.1 Indemnification.       

Supplier shall indemnify and hold harmless Enerkem
, its Affiliates and their respective officers, directors, employees, agents, successors, assigns and customers (whether direct or indirect) against any Liabilities that they or any of them may incur or suffer due to: (a) any breach by Supplier of this Agreement, including any failure to comply with any provision of this Agreement or any legal or conventional warranty applicable on the Equipment and services relating thereto: (b) any false or inaccurate declaration or statement; (c) any fault or negligent act or omission of Supplier or its personnel or anyone for whose acts or omissions Supplier may be liable; or (d) any Liabilities arising in connection with any damage to property, goods or injury to any Person arising in the performance of the Supplier's obligations under this purchase order, provided however that the Supplier shall not be liable for any indirect, special, consequential or punitive damages of any type or king suffered by Enerkem. »

« (x) "Liabilities" any and all actions, causes of action, prosecutions, charges, orders, claims, damages, losses, liabilities (including in connection with the death of or injury to any individual or damage to or loss of any property, including property of Enerkem), costs and expenses (including legal costs and reasonable fees), fines, penalties, royalties or other payments and other expenses; »

[Notre emphase]

Le juge commence son analyse en stipulant qu'une telle clause, négociée de gré à gré, est valide, et ce, même si elle ne prévoit pas de montant précis ni de mode détaillé de calcul des honoraires. La Cour explique qu'une telle clause ne constitue pas une clause dite potestative, soit qui met le débiteur de l'obligation à la seule merci de son créancier, puisque l'avocat dont les frais sont réclamés a des obligations déontologiques en matière de facturation[6].

La Cour supérieure précise cependant que bien que valide, la Clause est assujettie au contrôle du tribunal, lequel doit voir à autoriser un remboursement des honoraires extrajudiciaires raisonnablement encourus et non-excessifs ou abusifs[7]. Cette démonstration de « raisonnabilité » des frais incombe à la partie qui en réclame le remboursement, cette preuve nécessitant par ailleurs plus que le simple dépôt en preuve des factures d'avocats[8]. Par exemple, dans un arrêt récent, la Cour d'appel a pris en considération la complexité de l'affaire (incluant le nombre de témoins et la quantité de preuves documentaires), le temps requis et consacré à l'affaire, la manière de gérer la conduite du dossier et les taux d'horaires appliqués en fonction de l'expérience de l'avocat[9].

En l'instance, Enerkem réclamait d'EDB la somme de 424 128,08$ en remboursement des frais d'avocats encourus dans le cadre de ce dossier. Le Tribunal, bien qu'il ne remette pas en doute les taux horaires des professionnels, leur professionnalisme, le temps consacré et la manière dont Enerkem a conduit son dossier, estime que le montant réclamé à ce chapitre est nettement disproportionné par rapport aux résultats obtenus. En effet, il faut également considérer le montant obtenu au terme de la poursuite pour établir le caractère raisonnable des frais qui sont réclamés à ce chapitre.

Considérant ce qui précède, l'honorable juge Provencher analyse cette réclamation, notamment par l'examen de la proportionnalité des honoraires réclamés au regard du sort mitigé du litige et de la condamnation prononcée. Au terme de cette analyse, le Tribunal estime raisonnable, en considération de la condamnation prononcée et de l'ensemble du contexte, d'accorder à Enerkem à titre de remboursement pour ses frais d'avocats, la somme de 25 000$.

La Cour supérieure justifie cette décision de cette manière :

[343] La mission d'une telle clause est de permettre à un créancier de recouvrer auprès de son débiteur en défaut les montants dus ou requérir auprès de celui-ci l'exécution de sa prestation, sans toutefois devoir assumer des frais juridiques pour ce faire, et non pas de financer un ou des recours qu'un tel créancier pourrait, parce qu'il en a envie, entreprendre à l'égard de son débiteur, tout en sachant qu'au final, il n'a rien à perdre puisque même ses honoraires extrajudiciaires lui seraient remboursés;

[344] Ici, il serait, de l'avis du Tribunal, injuste, voire même indécent, d'exiger de Constructions EDB, elle qui a dû se défendre à grands frais, de rembourser les importants frais d'avocats d'EAB/LP, alors que la plupart des réclamations de celle-ci s'avèrent non fondées ou grossièrement exagérées, et que ses demandes en lien avec l'injonction interlocutoire provisoire lui sont majoritairement refusées;

[Notre emphase]

Conclusion

Une clause de remboursement des honoraires extrajudiciaires négociée sera généralement reconnue comme étant valide par les tribunaux, en conformité avec les enseignements de l'arrêt Van Houtte. Il serait donc sage d'ajouter une telle clause à vos contrats aux fins de limiter votre risque financier si vous aviez à avoir recours aux tribunaux pour faire valoir vos droits.

Ceci dit, un créancier et ses avocats ne doivent pas considérer cette clause comme étant une permission d'encourir des frais importants et disproportionnés eu égard à la complexité d'un litige et de ses enjeux. En effet, tel que l'on a pu le constater dans l'affaire Enerkem, le Tribunal possède une très grande discrétion quant au montant attribué à titre de remboursement des honoraires extrajudiciaires, alors que dans ce dossier, le montant octroyé correspond à moins de 6 % du montant réclamé. Il faut donc être bien conscient des limites d'une telle clause, même si elle est légale et exécutoire.

Pour plus d'informations sur cette décision ou pour toutes questions d'ordre juridique afférentes à la gestion ou à la résolution de différends civils ou commerciaux, n'hésitez pas à contacter l'équipe de litige de Gowling WLG qui saura vous assister.

Nous vous invitons également à contacter le groupe de droit commercial de Gowling WLG qui saura vous conseiller quant à l'inclusion d'une clause de remboursement des honoraires extrajudiciaires à vos prochains contrats.

 

[1] Turcotte c. Turcotte, 2021 QCCA 567, par. 81.

[2] Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350, par. 64.

[3] 91439 Canada ltée (Éditions de Mortagne) c. Robillard, 2022 QCCA 76, par. 61.

[4] Groupe Van Houtte inc. (A.L. Van Houtte ltée) c. Développements industriels et commerciaux de Montréal inc., 2010 QCCA 1970; voir également Banque de Nouvelle-Écosse c. Davidovit, 2021 QCCA 551, par. 42.

[5] Enerkem Albert Biofuels c. Constructions EDB inc., 2023 QCCS 38.

[6] Ibid, par. 332

[7] Ibid, par. 333

[8] Banque de Nouvelle-Écosse c. Davidovit, 2021 QCCA 551, par. 42

[9] Banque de Nouvelle-Écosse c. Davidovit, 2021 QCCA 551, par. 43.


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