Les suspects habituels? L’étendue de la responsabilité criminelle des personnes morales en vertu de la loi canadienne en matière d’antitrust

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01 octobre 2013

Cet article figure dans le numéro d’octobre 2013 de l'International Antitrust Bulletin, publié par la section de droit antitrust de l’American Bar Association.

Le 9 août 2013, dans le cadre d’une affaire jugée par la Cour supérieure du Québec, Les Pétroles Global Inc. (« Global »), une entreprise canadienne axée sur la vente au détail d’essence, a été reconnue coupable d’avoir comploté en vue de fixer les prix de l’essence dans deux marchés de la province du Québec. Pour en arriver à cette décision, la Cour a tenu compte de la conduite criminelle du directeur général de Global, qui avait également plaidé coupable à la même infraction antérieurement. Le jugement constitue une première application contestée de certaines dispositions du Code criminel du Canada, lesquelles ont été promulguées il y a environ une décennie et définissent la responsabilité pénale des personnes morales et d’autres organisations quant à la conduite de leurs employés (et d’autres personnes). Les auteurs du présent article croient que, même si cette décision procurera sans doute une plus grande assurance au Bureau de la concurrence et au ministère de la Justice quant à l’application du droit pénal en matière d’antitrust au Canada, elle laisse sans réponse certaines questions importantes concernant l’étendue et les limites de la responsabilité pénale des entreprises en matière d’antitrust au Canada.

Contexte

Historiquement, la responsabilité criminelle des personnes morales au Canada était fondée sur la théorie de l'identification issue de la common law. Aux termes de cette théorie, une personne morale peut être tenue responsable uniquement pour les actes criminels commis par une « âme dirigeante » – c'est-à-dire toute personne exerçant « l'autorité directrice de la compagnie » – lorsque les actes commis entrent dans le domaine d'attribution des fonctions de cette personne, et lorsque les actes commis procurent en partie, ou en totalité, un avantage à la compagnie, ou qu’ils ont été commis à cette fin.1 Compte tenu de la jurisprudence pertinente, il a été interprété que la notion de « l'autorité directrice de la compagnie » nécessite « une délégation expresse ou implicite de l'autorité directrice pour concevoir les politiques de la compagnie et en surveiller la mise en œuvre [dans un champ d'activité pertinent de la compagnie] plutôt que pour simplement les mettre à exécution ».2

En 2004, l’article 22.2 du Code criminel est entré en vigueur.3 Au sujet des infractions fondées sur la faute (y compris le complot criminel au sens de l’article 45 de la Loi sur la concurrence du Canada), cette disposition énonce maintenant trois circonstances dans lesquelles les personnes morales et autres organisations peuvent être tenues criminellement responsables en tant que personnes ayant participé à la perpétration de telles infractions. Aux termes de l’article 22.2, la responsabilité criminelle d’une personne morale est engagée lorsqu’un « cadre supérieur » agit avec l’intention, du moins partiellement, de procurer un avantage à l’organisation, et lorsque : (i) le cadre supérieur, agissant dans le cadre de ses attributions, participe à l’infraction (alinéa 22.2(1)(a)); (ii) le cadre supérieur avait l’intention criminelle requise par la définition de l’infraction, agissait dans le cadre de ses attributions, et a fait en sorte qu’un « agent » de l’organisation (y compris un employé, un mandataire ou un entrepreneur) accomplisse l’actus reus requis par la définition de l’infraction (alinéa 22.2(1)(b)); ou (iii) alors qu’il sait qu’un agent de la personne morale « participe à l’infraction, ou est sur le point d’y participer, [le cadre supérieur] omet de prendre les mesures voulues pour l’en empêcher » (alinéa 22.2(1)(c)). La définition du terme « cadre supérieur » contenue dans l’article 2 du Code criminel est large et ne se limite pas strictement aux personnes nommées par le conseil d’administration. Plus précisément, un « cadre supérieur » est défini comme étant un administrateur, premier dirigeant, directeur financier, associé, employé, membre, mandataire ou entrepreneur « jouant un rôle important dans l’élaboration des orientations de [la personne morale] visée ou assurant la gestion d’un important domaine d’activités de celle-ci ».

R c. Les Pétroles Global Inc.4

A.        Le complot

Global exploite des stations-service dans l’Est canadien (soit en Ontario, au Québec et dans les Maritimes). En 2008, Global et trois de ses employés – le directeur général pour le Québec et les Maritimes, Christian Payette, ainsi que deux des gestionnaires de territoire de Global, Pierre Bourassa et Daniel Leblond – ont été accusés d’avoir comploté afin d’empêcher ou de réduire indûment la concurrence dans la vente au détail de l’essence dans deux marchés du Québec. Les accusations étaient fondées sur la disposition relative au complot comprise dans l’alinéa 45(1)(c) de la Loi sur la concurrence. Les trois employés ont plaidé coupables. Durant le procès de Global, la Cour était saisie d’une seule question : celle de déterminer si, en vertu de l’article 22.2 du Code criminel, la personne morale devait être tenue criminellement responsable de la conduite de ses employés, MM. Payette, Bourassa et Leblond.

B.        La décision

Dans ses motifs de jugement, la Cour a mentionné (pour finalement rejeter) l’argument de Global selon lequel, plutôt que d’élargir la responsabilité criminelle des personnes morales, l’article 22.2 visait simplement à clarifier l’application de la théorie de l’identification issue de la common law, et qu’il ne visait pas à modifier autrement, et encore moins à élargir, la portée traditionnelle de la responsabilité criminelle dans le contexte du droit canadien. Bien au contraire, selon l’avis de la Cour, en reliant la responsabilité d’une personne morale à la conduite des « cadres supérieurs » y compris les employés « assurant la gestion d’un important domaine d’activités de l’organisation », la promulgation de l’article 22.2 a introduit une modification importante dans la common law. Plus précisément, la Cour a conclu que la disposition écarte la dichotomie jurisprudentielle opposant les personnes qui « [conçoivent] les politiques de la compagnie et en [surveillent] la mise en œuvre » à celles qui font « simplement les mettre à exécution ».5 De ce fait, la responsabilité criminelle des personnes morales s’étend au-delà de la salle du conseil d’administration et touche également les personnes qui travaillent « sur le plancher de l’usine », pour reprendre l’expression utilisée par la Cour, et qui exécutent et mettent en œuvre les politiques établies par d’autres.6

En ce qui a trait à la question de décider si on avait réussi à prouver la responsabilité de Global quant aux éléments essentiels de l’article 22.2, la Cour s’est concentrée uniquement sur la conduite du directeur général, M. Payette, et sur le fait de déterminer s’il était effectivement un « cadre supérieur ». En ce qui concerne les deux employés de rang inférieur qui avaient été déclarés coupables de complot – soit les gestionnaires de territoire MM. Bourassa et Leblond –, la Cour n’a pas tenté de savoir s’ils étaient également des « cadres supérieurs » qui engageaient de ce fait la responsabilité de Global en vertu de l’article 22.2. 

Après avoir soigneusement examiné la preuve concernant le rôle et les responsabilités qu’assumait M. Payette au sein de Global, la Cour a conclu qu’il était responsable de « la gestion d’un important domaine d’activités de l’entreprise » et qu’il était effectivement un « cadre supérieur ».7 Entre autres, la Cour a conclu qu’à titre de seul directeur général de Global, M. Payette était le troisième cadre en importance après le président et le vice-président de l’entreprise et qu’il était entièrement responsable, dans deux tiers des stations-service de Global, de superviser les opérations courantes et de veiller à la mise en œuvre de politiques d’entreprise, ce qui comprenait la supervision de MM. Bourassa et Leblond ainsi que des quatre autres gestionnaires de territoire responsables de fixer les prix pour les stations-service de Global situées au Québec et dans les Maritimes.8 En outre, M. Payette veillait à la mise en œuvre de la politique d’entreprise de Global liée à l’élaboration et à l’approbation des plans d’affaires visant chacune des stations-service du Québec et des Maritimes.  

La Cour a également conclu que M. Payette avait participé au complot, qu’il savait que ses gestionnaires de territoire avaient commis des actes de fixation de prix, mais qu’il n’avait pris aucune mesure pour les en empêcher, et que le complot avait procuré un avantage à Global, ce qui engageait donc la responsabilité de l’entreprise au sens de l’alinéa 45(1)(c) de la Loi sur la concurrence et en vertu des alinéas 22.2(1)(a) et (c) du Code criminel.9

Les implications et les questions demeurées sans réponse

Il faut prendre garde d’exagérer l’importance et les implications de l’arrêt Les Pétroles Global en ce qui a trait à la façon de définir (ou au fait d’élargir) l’étendue de la responsabilité criminelle des personnes morales en matière d’antitrust au Canada. Soulignant les similarités observées entre les faits de l’affaire dont elle était saisie et ceux d’une décision remontant à presque un quart de siècle dans le cadre de laquelle Shell Canada avait été déclarée coupable de maintien des prix en lien avec les prix de l’essence au détail en raison de la conduite de ses employés,10 la Cour a laissé entendre que M. Payette aurait pu dûment être désigné comme étant une « âme dirigeante » de Global en vertu de la théorie de l’identification issue de la common law et qu’il était peu probable que l’entreprise s’en serait mieux tirée avant la promulgation de l’article 22.2.11 Ainsi, la portée et les limites de l’article 22.2 n’ont pas été mises à l’épreuve et d’importante questions sont demeurées sans réponse. Par exemple, la décision ne traite (et n’élucide) aucunement les questions intéressantes et plus complexes que constituent celle de déterminer si les gestionnaires de territoire, Bourassa et Leblond, étaient des « cadres supérieurs », de sorte qu’il aurait été justifié de tenir Global criminellement responsable de leurs actions,12 et, plus généralement, celle de déterminer si, et le cas échéant, dans quelles circonstances, la responsabilité criminelle des personnes morales en matière d’antitrust au Canada s’étend, en vertu de la promulgation de l’article 22.2, aux actions commises par des cadres intermédiaires et d’autres employés de rang inférieur.

De plus, étant donné qu’il était évident que M. Payette avait participé à l’infraction alors qu’il agissait dans le cadre de ses attributions (engageant de ce fait la responsabilité de Global en vertu de l’alinéa 22.2(1)(a)), qu’il n’avait pris aucune mesure pour empêcher MM. Bourassa et Leblond de perpétrer la fixation des prix, et qu’il avait au contraire autorisé et facilité leur conduite criminelle, plusieurs questions concernant l’étendue de la responsabilité aux termes de l’alinéa 22.2(1)(c) devront être élucidées dans le cadre d’affaires futures. Parmi ces questions, on devra entre autres préciser le sens de l’expression « mesures voulues » et, particulièrement, la nature et l’étendue du fardeau que cette disposition peut imposer aux personnes morales (en ce qui a trait à l’interprétation de la loi et au droit constitutionnel), par l’intermédiaire de leurs « cadres supérieurs », afin d’empêcher ou de faire cesser une conduite criminelle fondée sur la faute en vue d’éviter qu’une personne morale soit tenue responsable dans les circonstances où lesdits cadres n’ont pas eux-mêmes participé à l’infraction.

Sur le plan pratique, l’arrêt Les Pétroles Global constitue néanmoins un bon rappel quant à l’importance de mettre en œuvre des mesures et programmes de conformité efficaces en matière d’antitrust, y compris des systèmes de vérification à l’interne ainsi que des cours et formations régulièrement offerts. Tel qu’il a été noté par la Cour dans Les Pétroles Global, l’entreprise en cause n’avait pas établi de directives ni de politiques relatives à la conformité avec la Loi sur la concurrence.

 

* Davit Akman et Glen Jennings sont des associés, alors que Zoë Paliare est avocate, les trois œuvrant au sein des groupes Droit de la concurrence/Droit antitrust ainsi que Litige commercial, au bureau de Toronto de Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

1 Canadian Dredge & Dock Co c. La Reine, [1985] 1 RCS 662 au par. 13.  Une entreprise peut avoir plus d’une « âme dirigeante » : voir ibid. au par. 32. 

2 Rhône (Le) c. Peter AB Widener (Le), [1993] RCS 497 au par. 32.

3 Voir le Projet de loi C-45, Loi modifiant le Code criminel Code (responsabilité pénale des organisations).

4 R c. Les Pétroles Global Inc, no 450-73-000633-085 (002), 9 août 2013 (SC).

5 Rhône (Le), précité aux par. 32 et 44 à 46.

6 Voir Les Pétroles Global, supra aux par. 42 et 185. 

7 Voir ibid. aux par. 163-64, 202 et 210. 

8 Voir ibid. aux par. 63, 65-67, 78, 146 et 153, 157 et 58, 162 et 202 à 209.

9 Voir ibid. aux par. 136 et 139 à 145, 159, 212 et 213.

10 Voir R c. Shell (1990), 45 BLR 231 (Man CA), conf. (1989), 24 CPR (3d) 510 (Man QB).  À cette époque, et jusqu’il soit décriminalisé dans le cadre de modifications à la Loi sur la concurrence en 2009, le maintien des prix constituait une infraction criminelle aux termes de la loi canadienne en matière d’antitrust, en vertu de l’article 61 de la Loi sur la concurrence.

11 Voir Les Pétroles Global, précité aux par. 190 à 200.

12 Une autre question intéressante serait de se demander si, présumant, à des fins d’argumentation, que Bourassa et Leblond étaient effectivement des « cadres supérieurs », n’étaient-ils pas également des « âmes dirigeantes » de Global, dans la mesure où on leur avait expressément délégué l’autorité d’élaborer et de superviser la mise en œuvre de politiques d’entreprise dans un important domaine d’activités, notamment l’autorité de fixer les prix de l’essence au détail dans leur territoire respectif : voir ibid. aux par. 118 et 136.


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