Grant W.C. Tisdall
Partner
Patent Agent
Article
10
Il est rare que les tribunaux canadiens octroient des dommages-intérêts punitifs dans le cadre de poursuites pour violation de brevet, ce qui rend la récente décision de la Cour fédérale d’octroyer des dommages-intérêts dans l’affaire Eurocopter c. Bell Helicopter 2012 CF 113 d’autant plus remarquable. En effet, les tribunaux octroient des dommages-intérêts lorsque la conduite d’une partie s’est avérée malveillante, opprimante et abusive, qu’elle choque le sens de dignité du tribunal ou déroge radicalement des normes ordinaires de comportement acceptable. Dans la présente affaire, Eurocopter a réclamé des dommages-intérêts punitifs d’une valeur de 25 000 000 de dollars, alléguant que Bell Helicopter avait consciemment et malicieusement violé le brevet d’Eurocopter comme en témoignaient les activités de développement et de commercialisation du train d’atterrissage par Bell de la technologie brevetée d’Eurocopter comme s’il s’agissait de la sienne propre. Un aspect qu’il vaut la peine de souligner dans ce dossier et que la Cour a jugé improbable est l’idée qu’une entité aussi sophistiquée que Bell ne connaissait pas le brevet d’Eurocopter, énonçant que « Bell connaissait ou aurait dû connaître » ce brevet et estimant donc qu’Eurocopter avait droit à des dommages-intérêts punitifs.
La Cour a reconnu que l’octroi de dommages-intérêts ordinaires n’aurait pas suffi à atteindre l’objectif de punition et de dissuasion et a jugé qu’Eurocopter avait droit à des dommages-intérêts punitifs. Selon l’opinion de la Cour, les activités de mise à l’essai aux fins de comparaison, la reproduction directe du train d’atterrissage d’Eurocopter et les représentations marketing par Bell justifiaient l’octroi de dommages-intérêts punitifs. Il ressort donc que les sociétés en exploitation au Canada doivent faire preuve de plus de prudence dans le cadre de leurs activités de développement et de marketing de produits. De plus, les sociétés se doivent de tenir compte de la technologie brevetée de leurs compétiteurs au moment du développement et de la commercialisation de leurs produits. Les pratiques de veille à la concurrence d’une société pourraient résulter en une décision d’octroyer des dommages-intérêts punitifs, s’il est prouvé que la société a copié la technologie brevetée d’un compétiteur. Il n’est plus acceptable pour les entités morales d’expérience de développer et de commercialiser de nouvelles technologies sans comprendre les brevets de leurs concurrents ou comprendre ce que ces derniers considèrent comme des techniques privatives.
Selon la Cour, les entités morales d’expérience exerçant dans le domaine de la propriété intellectuelle et les entités morales qui sont assez grandes et qui œuvrent dans un domaine technologique, auraient un plus haut niveau de connaissances. Selon la décision Eurocopter, ces entités morales courent le risque d’être reconnues coupables d’avoir une connaissance implicite du brevet d’un concurrent et sont donc plus susceptibles de se voir imposer des dommages-intérêts punitifs.
Le brevet en cause dans le dossier Eurocopter comprenait un train d’atterrissage dit de type traîneau pour les hélicoptères légers, connu sous le nom de « train d’atterrissage moustache » en raison de sa forme géométrique particulière. Bell Helicopter a loué et utilisé un hélicoptère Eurocopter muni d’un train d’atterrissage Moustache pour évaluer le caractéristiques d’opérations du rotor et du train d’atterrissage. Bell a fait valoir qu’il s’agissait là d’une pratique courante dans l’industrie de l’aéronautique pour comparer des produits concurrents. La Cour fédérale a estimé que Bell était allée au-delà de la simple mise à l’essai dans un but comparatif dans le cadre du développement de son nouveau train d’atterrissage Legacy, et a en outre déclaré que le train d’atterrissage Legacy de Bell « n’était en fait qu’une imitation servile du train d’atterrissage Moustache breveté ».
Il est important de noter que le train d’atterrissage Legacy était commercialisé par Bell pour susciter des ventes de son nouvel hélicoptère léger en développement. Le matériel marketing de Bell présentait le train copié comme une importante percée technologique et affirmait qu’il s’agissait d’une « première » pour Bell. Dès que Bell a été mise au fait de la poursuite d’Eurocopter, Bell a rapidement effectué des changements au train Legacy, ce qui a mené au train d’atterrissage Production que la Cour a jugé comme non contrefait. Par conséquent, Bell n’a jamais réellement vendu d’hélicoptère équipé du train d’atterrissage contrefait Legacy; cependant, Bell était encore susceptible de se voir imposer des dommages-intérêts punitifs.
Eurocopter a également demandé l’autorisation de choisir la restitution des bénéfices plutôt que l’octroi de dommages-intérêts en vue de recouvrer tout profit découlant des activités de contrefaçon perpétrées par Bell. Il ne fait aucun doute que les dommages-intérêts accordés à Eurocopter relativement au train d’atterrissage Legacy auraient été peu élevés puisque Bell avait développé seulement 21 des appareils en question et n’en avait vendu aucun. La Cour n’a pas autorisé Eurocopter à choisir la restitution des bénéfices en raison de la complexité du calcul des profits et de l’étendue de la contrefaçon par rapport aux activités ne constituant pas une contrefaçon. Selon la Cour, il y avait lieu de se demander s’il convenait d’autoriser la restitution des bénéfices en lien avec la vente d’un hélicoptère valant plusieurs millions de dollars alors que la valeur du train d’atterrissage contrefait était de 25 000 $ et qu’aucun de ces appareils n’avait été intégré à un hélicoptère vendu par Bell. La Cour a en revanche accordé à Eurocopter des dommages-intérêts punitifs afin de punir Bell pour sa conduite et pour avoir contrefait le brevet d’Eurocopter.
Un aspect intéressant quant à ce rare octroi de dommages-intérêts punitifs pour contrefaçon de brevet est l’absence de preuve établissant que Bell était au courant du brevet d’Eurocopter avant de prendre connaissance de la poursuite d’Eurocopter. Dans sa décision, la Cour a mentionné que « nous av[i]ons affaire ici à une question d’aveuglement volontaire ou de détournement délibéré et planifié de l’invention revendiquée ». La Cour a conclu qu’il était invraisemblable que Bell ignorait l’existence du brevet et que « Bell était – ou aurait dû être – au courant » du brevet. Dans le contexte de sa conclusion selon laquelle Bell aurait dû connaître l’existence du brevet, la Cour a noté ce qui suit :
Bell et sa société mère, Textron, sont des entités morales d’expérience, qui emploient des milliers d’ingénieurs et du personnel hautement qualifié. Les deux disposent d’un service juridique et de propriété intellectuelle. Des logiciels perfectionnés permettent d’effectuer des recherches et de trouver des demandes et des brevets concernant le secteur des hélicoptères aux quatre coins du monde. En fait, à l’époque de la contrefaçon, il existait un manuel de politiques et des lignes directrices au sujet des questions de propriété intellectuelle, y compris des mesures permettant d’éviter de violer les droits de propriété intellectuelle valides que détenaient d’autres entités (voir les pièces RC‑397 et RC‑398). Les spécialistes en ressources techniques (SRT) sont chargés de maintenir des capacités techniques de pointe dans leur discipline, de se tenir au courant des brevets et d’autres éléments de propriété intellectuelle concurrents à l’extérieur de l’entreprise, ainsi que d’informer les dirigeants des équipes de produits intégrés (EPI) de toute préoccupation concernant une éventuelle contrefaçon ou violation qui pourrait survenir lors de la mise au point d’un nouveau produit ou d’un nouveau procédé.
Dorénavant, toute entreprise exploitée au Canada devra se demander si elle peut être considérée comme étant une « entité d’expérience ». Pour sa part, Bell a été considérée comme une entité d’expérience parce qu’elle disposait d’un service de propriété intellectuelle ainsi que de politiques et mesures visant à éviter la contrefaçon de brevet. Toutefois, il est raisonnable de croire qu’une entreprise pourrait également être considérée comme une entité d’expérience en fonction de sa taille, de la technologie qu’elle emploie et du degré d’utilisation de brevets dans son marché respectif, de ses pratiques en matière de veille à la concurrence, ou de ses propres activités en matière de demandes de brevet. Si l’arrêt Eurocopter signifie qu’il est possible de conclure que les entités d’expérience ont une connaissance implicite des brevets de leurs concurrents, les entreprises devront possiblement prendre des mesures en vue d’éviter le risque d’avoir à verser des dommages-intérêts punitifs. Aux États-Unis, la menace d’augmentation des sommes accordées à titre de dommages-intérêts pour contrefaçon délibérée ou insouciante a incité les entreprises à entreprendre des recherches de brevet dans leur marché respectif et à obtenir l’opinion de conseillers juridiques afin de déterminer si elles contrefont possiblement des brevets, et d’atténuer le risque que soient octroyées des sommes importantes à titre de dommages-intérêts triples. À la lumière de l’arrêt Eurocopter, on pourrait envisager que les entreprises exploitées au Canada souhaitent dorénavant en faire autant elles aussi, avec l’aide de conseillers canadiens en matière de brevets.
Le droit d’Eurocopter à des dommages-intérêts punitifs confirme que le risque de dommages-intérêts punitifs pour violation de brevet est bien réel au Canada. La décision a été portée en appel par Bell devant la Cour d’appel; il sera intéressant de voir si cette dernière commente le jugement de première instance selon lequel Bell avait une connaissance implicite du brevet d’Eurocopter.
CECI NE CONSTITUE PAS UN AVIS JURIDIQUE. L'information qui est présentée dans le site Web sous quelque forme que ce soit est fournie à titre informatif uniquement. Elle ne constitue pas un avis juridique et ne devrait pas être interprétée comme tel. Aucun utilisateur ne devrait prendre ou négliger de prendre des décisions en se fiant uniquement à ces renseignements, ni ignorer les conseils juridiques d'un professionnel ou tarder à consulter un professionnel sur la base de ce qu'il a lu dans ce site Web. Les professionnels de Gowling WLG seront heureux de discuter avec l'utilisateur des différentes options possibles concernant certaines questions juridiques précises.