François Baril
Associé
Article
16
Le 30 avril 2015, le Tribunal de la concurrence du Canada (le « Tribunal ») a publié sa plus récente décision (Le commissaire de la concurrence c. L'association canadienne de l'immeuble, 2015 Trib. de la conc. 3). Celle-ci portait sur un différend de longue date entre le commissaire de la concurrence (le « commissaire ») et l’Association canadienne de l’immeuble (l’« ACI ») concernant les restrictions imposées sur la publicité en lien avec la vente privée d’immeubles résidentiels à partir du populaire site Web de l’ACI, « realtor.ca ».
Le Tribunal a confirmé le droit que détenait l’ACI, conformément à un consentement intervenu antérieurement avec le commissaire, d’empêcher que l’on affiche les coordonnées d’un vendeur procédant à une vente privée ou que l’on fasse mention d’une vente privée sur des pages Web ayant des liens directement accessibles à partir de realtor.ca. Il s’agit d’une décision notable à plusieurs égards, particulièrement en ce qu’elle exprime clairement les principes qui régissent l’approche du Tribunal quant à l’interprétation des consentements, ces instruments communément employés au Canada pour résoudre ou éviter les procédures en matière d’application des lois antitrust.
L’ACI est une association commerciale qui représente plus de 100 000 courtiers et agents immobiliers, de même que des chambres et associations immobilières dans l’ensemble du Canada. L’ACI exploite un système de commercialisation coopératif appelé « Multiple Listing Service » (« MLS »), soit un système « intermembre » constitué d’un inventaire de propriétés disponibles pour vente ou location et offrant des renseignements détaillés, lequel système est uniquement accessible aux membres de l’ACI. L’ACI est également propriétaire du site Web realtor.ca, qu’elle exploite en vue de faire la publicité des annonces immobilières de ses membres. Seule une partie des renseignements liés aux annonces du système MLS est accessible au public à partir du site realtor.ca.
En octobre 2010, le commissaire et l’ACI ont conclu un consentement (le « consentement ») afin de résoudre une demande déposée auprès du Tribunal par la commissaire, laquelle demande était fondée sur la disposition visant l’abus de position dominante figurant à l’article 79 de la Loi sur la concurrence (la « Loi »). À l’époque, les règles de l’ACI interdisaient à ses membres de fournir des services de « simple affichage » (c'est-à-dire, le fait d’inscrire une propriété dans le système MLS sans fournir de service additionnel) aux vendeurs procédant à une vente privée. Le commissaire a fait valoir que cette règle, ainsi que d’autres règles, constituaient un abus de position dominante par l’ACI, ce qui avait comme conséquence de limiter le choix des consommateurs et d’empêcher l’innovation dans le marché des services de courtage immobilier résidentiel offerts aux vendeurs d’habitations au Canada.
Aux termes de l’article 3 du consentement, l’ACI s’est engagée à ne pas adopter, maintenir ni appliquer de règles qui priveraient ses membres de la capacité de fournir des services de simple affichage, ou qui aurait un effet discriminatoire à l’égard des simples affichages ou des membres offrant de tels services. Dans le cadre de ce même article, l’ACI s’est également engagée à autoriser que les coordonnées de vendeurs procédant à une vente privée soient inscrites dans la section du système MLS réservée uniquement aux courtiers immobiliers, et à ce que soient fournies au public, sur realtor.ca, des indications permettant de visiter le site Web du courtier immobilier ou du site Web de la maison de courtage de ce dernier afin d’obtenir des renseignements additionnels au sujet de l’inscription (sans toutefois préciser la nature desdits renseignements additionnels et sans fournir les coordonnées du vendeur procédant à une vente privée sur le site realtor.ca). Finalement, toujours aux termes de l’article 3, l’ACI s’est également engagée à ne pas « empêcher » ses membres d’afficher les coordonnées d’un vendeur procédant à une vente privée sur un site Web autre qu’un « site Web autorisé » (terme désignant realtor.ca ou tout autre site Web exploité par l’ACI et découlant d’un service exploité à partir d’un système MLS).
Après avoir conclu le consentement avec le commissaire, l’ACI a adopté de nouvelles règles (les « règles ») interdisant la publicité de ventes privées, y compris par l’affichage des coordonnées d’un vendeur, sur des pages Web auxquelles on peut accéder directement à partir de realtor.ca, à l’aide de liens multimédias. Conformément aux nouvelles règles, il est possible d’afficher les coordonnées d’un vendeur sur la page personnelle d’un courtier ou d’une maison de courtage, pourvu qu’il ne soit pas possible d’accéder directement à la page Web contenant cette information à partir de realtor.ca. Autrement dit, il doit y avoir une « page tampon » entre realtor.ca et la page du courtier immobilier ou de la maison de courtage affichant les coordonnées du vendeur.
En réponse à l’adoption des nouvelles règles, le commissaire a avancé que celles-ci constituaient une violation des obligations incombant à l’ACI aux termes de l’article 3 du consentement. Plus précisément, il a affirmé que l’interdiction d’afficher les coordonnées d’un vendeur sur les pages de renvoi du site Web d’un courtier ou d’une maison de courtage enfreignait l’obligation de l’ACI « de ne pas empêcher les membres d’afficher les coordonnées du vendeur sur un site Web autre qu’un site Web autorisé » [traduction libre]. Subsidiairement, la commissaire a fait valoir que l’exigence d’une « page tampon » était coûteuse en temps et en argent pour les courtiers qui exigent des frais peu élevés de la part des acheteurs potentiels, ce qui constitue une violation de l’obligation de l’ACI de ne pas agir de façon discriminatoire à l’égard des services de simple affichage.
En avril 2014, l’ACI a déposé une requête en vue d’obtenir des directives du Tribunal quant à l'interprétation juste de l’article 3 du consentement. Le commissaire a riposté en déposant à son tour une requête en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que l’ACI n’était pas autorisée à adopter, maintenir ni appliquer les règles.
La décision (rédigée par le président du Tribunal, soit le juge Rennie) débute par un examen et une analyse des principes qui régissent l’interprétation des consentements. À cet égard, le Tribunal a adopté le raisonnement de la Cour suprême dans le cadre du récent arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53 quant aux principes régissant l’élaboration de contrats :
[47] La question prédominante consiste à discerner « l’intention des parties et la portée de l’entente » (…) Pour ce faire, le décideur doit interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat. Par l’examen des circonstances, on reconnaît qu’il peut être difficile de déterminer l’intention contractuelle à partir des seuls mots, car les mots en soi n’ont pas un sens immuable ou absolu :
[traduction] Aucun contrat n’est conclu dans l’abstrait : les contrats s’inscrivent toujours dans un contexte. [. . .] Lorsqu’un contrat commercial est en cause, le tribunal devrait certes connaître son objet sur le plan commercial, ce qui présuppose d’autre part une connaissance de l’origine de l’opération, de l’historique, du contexte, et du marché dans lequel les parties exercent leurs activités.
(Reardon Smith Line, p. 574, le lord Wilberforce)
[48] Le sens des mots est souvent déterminé par un certain nombre de facteurs contextuels, y compris l’objet de l’entente et la nature des rapports créés par celle-ci (voir Moore Realty Inc. c. Manitoba Motor League, 2003 MBCA 71, 173 Man. R. (2d) 300, par. 15, la juge Hamilton J.A. ; voir aussi Hall, p. 22; McCamus, p. 749-750). Pour reprendre les propos du lord Hoffmann dans Investors Compensation Scheme Ltd. c. West Bromwich Building Society, [1998] 1 All E.R. 98 (H.L.) :
[traduction] Le sens d’un document (ou toute autre déclaration) qui est transmis à la personne raisonnable n’équivaut pas au sens des mots qui le composent. Le sens des mots fait intervenir les dictionnaires et les grammaires; le sens du document représente ce qu’il est raisonnable de croire que les parties, en employant ces mots compte tenu du contexte pertinent, ont voulu exprimer. [p. 115]
Toutefois, le juge Rennie a souligné deux importantes réserves au sujet des principes susmentionnés, lesquelles doivent être prises en compte en matière d’interprétation des consentements. Il a noté que contrairement aux contrats privés, en vertu de l’article 105 de la Loi, les consentements enregistrés auprès du Tribunal (comme c’était le cas en l’espèce) ont « la même valeur et produi[sen]t les mêmes effets qu’une ordonnance du Tribunal. » Par conséquent, la non-conformité avec un consentement peut donner lieu à une déclaration de culpabilité pour outrage, et constitue d’ailleurs une infraction à l’article 66 de la Loi, punissable par une amende et par l’emprisonnement, ou l’une de ces peines. Ainsi, le juge Rennie a conclu que le consentement doit être « clair et en mesure d’être appliqué » [traduction], et que toute ambigüité doit être interprétée en faveur de l’intimé.
Deuxièmement, compte tenu du contexte de mesures correctives dans lequel sont rédigés les consentements (c'est-à-dire avec l’objectif de corriger une conduite qui selon l’opinion du commissaire, à tout le moins, produit des effets anticoncurrentiels contraires à la Loi), le président du Tribunal a affirmé que les consentements doivent aussi être interprétés « à la lumière des objets de la Loi » [traduction].
Ayant rejeté la requête de la commissaire visant l’obtention d’une ordonnance selon laquelle les règles de l’ACI contrevenaient au consentement, le Tribunal a conclu que le consentement avait été rédigé en vue de « respecter la nature intermembre du système MLS » [traduction] et qu’il fallait donc l’interpréter en tenant compte de ce fait. Selon l’avis du Tribunal, l’objectif du consentement « n’était pas d’éliminer complètement la barrière entre realtor.ca et les vendeurs procédant à une vente privée. » [traduction]. À cet égard, le juge Rennie a fait remarquer que même si le consentement exigeait que l’ACI permette à ses membres d’afficher les coordonnées d’un vendeur procédant à une vente privée dans la section du système MLS réservée aux courtiers, il préservait toutefois le droit de l’ACI d’adopter des règles qui empêchent les membres d’afficher de tels renseignements sur realtor.ca, ce site Web étant accessible au public. Donc selon ce raisonnement, si l’objectif des parties avait été d’établir des liens permettant d’accéder directement aux coordonnées de vendeurs procédant à une vente privée à partir de realtor.ca, alors l’exigence selon laquelle l’ACI doit autoriser l’affichage des coordonnées de vendeurs procédant à une vente privée dans la section du système MLS réservée aux courtiers aurait été redondante, ce qui aurait engendré une violation du principe d’interprétation selon lequel « les dispositions ne doivent pas être lues isolément, mais plutôt de manière à ce que soit favorisées la cohérence, l’harmonie et le sens qui relient chaque disposition » [traduction].
Le Tribunal a rejeté l’argument du commissaire selon lequel la règle imposée par l’ACI relativement à la « page tampon » constituait une violation de son obligation de ne pas « empêcher » ses membres d’afficher les coordonnées d’un vendeur procédant à une vente privée sur un site Web autre qu’un « site Web autorisé » [traduction]. D’après le juge Rennie, pour adopter l’interprétation que présentait le commissaire relativement à la section 3, il aurait fallu que le Tribunal interprète des mots qui ne se trouvent pas dans la disposition (p.ex., que l’ACI « n’empêchera pas aux membres d’afficher les coordonnées du vendeur [où que ce soit] sur un site autre qu’un site Web autorisé » ), et que le Tribunal rende obligatoire l’établissement de liens permettant d’accéder directement aux coordonnées de vendeurs procédant à une vente privée à partir de realtor.ca, ce qui contreviendrait au consentement ainsi qu’à ses dispositions expresses. En outre, le Tribunal a conclu qu’en ce qui a trait aux questions fonctionnelles et aux éléments de preuve, le commissaire n’avait pas démontré que la règle concernant la « page tampon » avait réellement comme conséquence d’empêcher les membres dans leur capacité à inscrire les coordonnées du vendeur sur leurs sites Web privés, ou de les restreindre à cet égard. Sur la foi de la preuve qui lui a été soumise, le Tribunal a conclu que « même un utilisateur novice de realtor.ca aurait peu de difficulté à trouver l’information en tenant compte des règles en vigueur et de la conception actuelle du site Web ».
Pour terminer, le Tribunal a également rejeté l’allégation du commissaire selon laquelle les règles de l’ACI avaient un effet discriminatoire envers les simples affichages. Étant donné que le Tribunal en était venu à la conclusion que l’exigence d’une « page tampon » n’était « ni alambiquée ni chronophage » [traduction], le juge Rennie a statué que la preuve soumise par le commissaire ne permettait pas de conclure que les règles avaient un effet discriminatoire à l’égard des simples affichages. Le Tribunal a d’ailleurs noté que « toute distinction n’est pas discriminatoire » [traduction].
La décision du Tribunal soulève deux points à examiner. Premièrement, tel qu’il a été mentionné plus haut, la décision exprime clairement l’approche du Tribunal en ce qui a trait à l’interprétation des consentements. Compte tenu qu’un nombre considérable de différends avec le commissaire et de procédures en matière d’application des lois antitrust au Canada sont résolus au moyen de consentements, la décision et les principes qu’on y adopte devraient intéresser les parties qui auront éventuellement à négocier de tels consentements. Deuxièmement, cette affaire, et d’autres cas similaires, démontrent que le commissaire n’hésitera pas à appliquer les conditions d’un consentement lorsqu’il croit (à raison ou à tort) que l’intimé a enfreint les obligations lui incombant aux termes dudit consentement. Ainsi, la décision du Tribunal souligne l’importance de rédiger les consentements clairement et avec soin, en vue d’éviter la possibilité d’ambigüités et de litiges coûteux.
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