Susan H. Abramovitch
Associée
Chef – Groupe du droit du divertissement et du sport
Article
Imaginez un peu, vous êtes une artiste réputée qui a récemment changé de maison de disques et vous apprenez que les bandes maîtresses de vos six premiers albums produits au cours des 10 dernières années de votre carrière ont été vendues à une personne avec laquelle vous ne voulez absolument pas faire affaire. Que faites-vous?
Si vous vous appelez Taylor Swift : vous réenregistrez le tout.
Lorsque Taylor Swift a quitté sa maison de disques Big Machine Records (« BMR »), cette dernière est demeurée titulaire de tous les droits du fond de catalogue de bandes maîtresses de la chanteuse. On rapporte que Taylor Swift s'était vu offrir la possibilité de redevenir propriétaire de l'un de ses albums précédents pour chaque nouvel album enregistré sous étiquette BMR, offre qu'elle a refusée. Peu de temps après, l'étiquette BMR, y compris les droits aux bandes maîtresses de Taylor Swift ont été vendus à Ithaca Holdings LLC, la société de l'agent artistique Scooter Braun. Une transaction qui a fortement déplu à l'artiste, laquelle a récemment fait part de son intention de réenregistrer ses premiers albums dès 2020.
Mais comment est-ce possible? Et quelle leçon les artistes en herbe peuvent-ils retenir de cette situation?
Chaque chanson que nous écoutons comporte deux composantes bénéficiant d'une protection distincte aux termes de la Loi sur le droit d'auteur : 1) la composition musicale et 2) la bande maîtresse.
La composition musicale est la combinaison et l'agencement spécifiques de notes musicales ou de paroles. Autrement dit, la chanson incorporée dans l'enregistrement. C'est ce qu'on appelle « l'œuvre musicale » qui est protégée par le droit d'auteur en vertu de l'article 5 de la Loi sur le droit d'auteur et octroie au propriétaire de la composition musicale des droits exclusifs, y compris le droit d'enregistrer la composition.
Lors de l'enregistrement d'une œuvre musicale, cet enregistrement spécifique (c.-à-d. la « bande maîtresse ») est également protégé au titre de la Loi sur le droit d'auteur. Une bande maîtresse est l'incarnation de la prestation de l'œuvre musicale par l'artiste-interprète, laquelle est protégée aux termes de l'article 15 de la Loi sur le droit d'auteur, et l'enregistrement sonore lui-même est protégé par l'article 18 de la Loi sur le droit d'auteur. Le titulaire du droit d'auteur sur l'enregistrement sonore détient le droit exclusif (entre autres droits) de le reproduire, de le publier et de le mettre à la disposition du public par télécommunication, ainsi que d'en vendre des exemplaires à la première fixation.
Ces droits distincts sont au cœur même des problèmes avec lesquels Taylor Swift a dû composer cet été, et la raison pour laquelle elle peut procéder au réenregistrement de ses premiers albums.
Premièrement, pour avoir le droit de réenregistrer une ancienne bande-maîtresse, la célèbre chanteuse doit obtenir le consentement de la partie détentrice des droits sur l'œuvre musicale sous-jacente. Or, il s'avère que Taylor Swift a composé bon nombre de ses chansons et que c'est l'éditeur musical Sony/ATV qui en assume la publication. Même si en principe, cela signifie que techniquement Sony/ATV contrôle le droit de procéder à ce nouvel enregistrement, la société ne risquerait certainement pas de se mettre à dos l'une de ses plus populaires auteures-compositrices. (De plus, aux États-Unis, il existe un régime d'octroi de licences au titre duquel, en pratique, une telle licence ne peut être refusée.) Dans les cas où Taylor Swift a collaboré avec des coauteurs sur certaines de ses chansons, elle est tenue également d'obtenir une licence de ces titulaires de droits pour procéder à l'enregistrement d'une nouvelle version de la composition. Et encore une fois, il serait surprenant que ces coauteurs refusent.
Quant à BMR, son contrat d'enregistrement avec Taylor Swift comprend sans doute une disposition de « restriction de réenregistrement ». Ces types de dispositions imposent habituellement une restriction à l'artiste quant au réenregistrement de toute chanson enregistrée pour la maison de disques pour une période équivalant à la première (ou parfois la dernière) à survenir : 2 à 3 ans suivant l'expiration des modalités du contrat de disque ou 5 ans après le lancement de la pièce en question. Étant donné l'ancienneté des enregistrements en question et le moment où la relation de Taylor Swift a pris fin avec BMR, il semble que la majeure partie du fond de catalogue sera bientôt libéré de la période de restriction de réenregistrement, lui laissant ainsi la voie libre pour ce faire.
En réenregistrant de nouvelles bandes maîtresses de ses premières chansons, Taylor Swift créera de nouveaux enregistrements sonores qui incarneront de nouvelles prestations. Elle pourra alors vendre et octroyer des licences sur les nouvelles bandes maîtresses, contournant ainsi les droits détenus par BMR, et obtenant du coup des redevances à la fois pour la composition musicale et les nouvelles bandes maîtresses.
Vous vous demandez peut-être pourquoi un artiste en herbe céderait ses droits sur ses bandes maîtresses en premier lieu. Au bout du compte, tout est lié à ce à quoi on souhaite accorder priorité lors de la négociation du contrat de disques.
Dans certains cas, il sera plus avantageux pour un artiste d'obtenir plus d'argent de la maison de disques initialement et de la laisser assumer une plus grande part des coûts et des risques associés à la création du disque, en plus de ceux liés à la distribution, à la commercialisation, à la vente, à la promotion et à la fabrication du disque. C'est une situation plus courante chez les artistes en début de carrière, mais il reste que l'expérience vécue par Taylor Swift devrait les inspirer à accorder plus de valeur au contrôle créatif et à la propriété de leurs œuvres.
Une autre structure qui semble gagner en popularité en matière de contrats consiste à les élaborer comme des ententes de concession de licences. Dans ces cas, l'artiste assume la responsabilité de produire son propre disque et la maison de disques se charge de la distribution, de la publicité et de la promotion. La maison de disques détient alors les droits exclusifs sur le disque pour une période déterminée, mais l'artiste en conserve la propriété. À la fin de la période négociée de concession de licences, tous les droits reviennent à l'artiste.
La structure du contrat de disque peut avoir une incidence à long terme sur les droits d'un artiste, comme nous l'a démontré Taylor Swift cet été. Si vous rêvez de signer un contrat de disque, que ce soit votre premier ou votre cinquième, ne perdez pas de vue les conséquences potentielles des concessions réciproques présentes au sein du contrat pour prendre une décision éclairée. Il vaut toujours mieux consulter un avocat pour s'assurer de signer le meilleur contrat possible.
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