Guy Poitras
Associé
Article
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Le 11 mars 2020 dernier, l'Organisation mondiale de la santé a officiellement déclaré que la COVID-19 était désormais une pandémie mondiale. Dans la foulée des mesures prises ailleurs dans le monde, le gouvernement du Canada et ceux des différentes provinces ont déclaré l'état d'urgence et mettent en œuvre des mesures draconiennes de santé et de sécurité publique au quotidien.
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Le présent bulletin examine l’impact de la force majeure sur les projets et contrats de construction en cours et futurs en vertu du Code civil du Québec. Un article parallèle examine la force majeure en vertu de la common law applicable dans les autres provinces canadiennes.
Au Québec, la loi prévoit spécifiquement l'éventualité d'une force majeure, contrairement aux provinces de common law. En effet, trois articles du Code civil du Québec (ci-après le « Code civil ») prévoient qu'une partie contractante peut s'exonérer de sa responsabilité contractuelle lorsqu'une situation de force majeure se produit :
«1470. Toute personne peut se dégager de sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui si elle prouve que le préjudice résulte d’une force majeure, à moins qu’elle ne se soit engagée à le réparer.
La force majeure est un événement imprévisible et irrésistible; y est assimilée la cause étrangère qui présente ces mêmes caractères.
1693. Lorsqu’une obligation ne peut plus être exécutée par le débiteur, en raison d’une force majeure et avant qu’il soit en demeure, il est libéré de cette obligation; il en est également libéré, lors même qu’il était en demeure, lorsque le créancier n’aurait pu, de toute façon, bénéficier de l’exécution de l’obligation en raison de cette force majeure; à moins que, dans l’un et l’autre cas, le débiteur ne se soit expressément chargé des cas de force majeure.
La preuve d’une force majeure incombe au débiteur.
1694. Le débiteur ainsi libéré ne peut exiger l’exécution de l’obligation corrélative du créancier; si elle a été exécutée, il y a lieu à restitution.
Lorsque le débiteur a exécuté son obligation en partie, le créancier demeure tenu d’exécuter la sienne jusqu’à concurrence de son enrichissement.»[1]
L’article 2100 du Code civil s’applique aussi spécifiquement à l’industrie de la construction :
«2100. L’entrepreneur et le prestataire de services sont tenus d’agir au mieux des intérêts de leur client, avec prudence et diligence. Ils sont aussi tenus, suivant la nature de l’ouvrage à réaliser ou du service à fournir, d’agir conformément aux usages et règles de leur art, et de s’assurer, le cas échéant, que l’ouvrage réalisé ou le service fourni est conforme au contrat.
Lorsqu’ils sont tenus au résultat, ils ne peuvent se dégager de leur responsabilité qu’en prouvant la force majeure.»[2]
La force majeure est définie dans le Code civil comme un événement imprévisible pour une personne raisonnablement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances que le débiteur au moment de la formation du contrat.
Pour satisfaire au critère de l'événement imprévisible, la personne raisonnable ne doit pas avoir pu s'opposer ni résister à l'événement lorsqu'il s'est produit, rendant ainsi absolument impossible l'exécution de l'obligation[3].
Le principe clé à retenir est qu'en droit québécois, qu'il y ait ou non une clause à cet effet dans le contrat, la force majeure est implicitement incluse dans les ententes par le biais du Code civil.
Comme il est expliqué plus en détail tout au long de cet article, les principales différences entre la force majeure prévue par le Code civil et la force majeure contractuelle sont (i) les éléments à prouver pour être exonéré de responsabilité (ii) et la portée des situations constituant une force majeure.
La force majeure prévue par la loi est beaucoup plus rigoureuse et difficile à établir que la force majeure contractuelle. Plusieurs situations sont identifiées dans la jurisprudence québécoise comme des cas de force majeure. Citons, par exemple, le comportement des animaux, les crises politiques, les accidents, les guerres, les événements exceptionnels de la nature tels que les ouragans, les grèves, les décès, les incendies, les maladies et les épidémies.
Lorsque de tels événements, ou tout autre événement, ne sont pas spécifiquement prévus par le contrat, le débiteur qui invoque la force majeure doit démontrer qu'un événement répond aux trois caractéristiques suivantes :
1.L’imprévisibilité
Tout d'abord, pour être qualifié de force majeure par les tribunaux, l'événement doit être imprévisible. La nature de l'imprévisibilité doit être évaluée au moment où l'obligation a été contractée par le débiteur, et non au moment où l'événement s'est produit[4]. Pour ce faire, les tribunaux utilisent le critère de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que le débiteur.
Un cocontractant raisonnable qui aurait pu anticiper la survenance de l'événement ne peut pas l’invoquer pour se libérer. Il aurait dû prendre des précautions pour l'éviter ou simplement refuser de conclure le contrat[5].
2. La nature irrésistible
Pour pouvoir invoquer la force majeure, l'événement doit également être irrésistible. Cela signifie qu'une personne prudente et diligente placée dans une situation similaire ne pourrait pas y résister, comme une crise naturelle ou une décision d'urgence prise par un gouvernement[6].
Toutefois, il est important de mentionner à ce stade qu'un événement qui rend l'exécution de l'obligation plus onéreuse ne doit pas être automatiquement assimilé au critère d'irrésistibilité qui conduit à la constatation d'un cas de force majeure. Les auteurs sont unanimes sur ce point : l'irrésistibilité dont il est question ici implique une impossibilité absolue de pouvoir exécuter l'obligation en question[7].
3. L’extériorité
Finalement, la troisième caractéristique de la force majeure est l'extériorité. Cela implique que l'événement doit se situer en dehors de la zone d'activité dont le débiteur est normalement responsable. Lorsqu'un événement n'est pas hors du contrôle du débiteur, même s'il remplit les caractéristiques d'imprévisibilité et d'irrésistibilité, il ne sera pas considéré comme un cas de force majeure.
La force majeure peut être prévue directement dans les contrats, ce qui permet entre autres de définir la notion plus largement que les dispositions prévues au Code civil. Il s’agit souvent des épidémies, qui sont ajoutées à la liste des événements de force majeure dans une clause spécifique à cet effet.
Pour qu'un événement soit assimilé à une situation de force majeure dans une clause contractuelle, cette clause doit être négociée entre les parties, c'est-à-dire ne pas être imposée unilatéralement, ou doit avoir été portée spécifiquement à la connaissance de la partie contractante[8].
Lors de la rédaction d'une clause de force majeure, les considérations suivantes doivent être prises en compte :
Nonobstant ce qui précède, le Code Civil prévoit quelques exceptions qui empêchent un débiteur d'invoquer la force majeure pour s'acquitter de ses obligations.
Premièrement, une partie n'est pas tenue d'exécuter ses obligations en cas de force majeure, à moins qu'elle ne se soit engagée à une réparation. Par exemple, les parties qui prévoient dans leur contrat que le débiteur s'engage à offrir une réparation s'il ne peut agir en raison d'un cas de force majeure ne peuvent pas par la suite invoquer un événement de force majeure pour s'exonérer.
En outre, la force majeure n'est pas un motif d'exonération pour un débiteur lié par une obligation de garantie[13]. Une obligation de garantie est définie comme une obligation dont le débiteur s'est engagé à s'acquitter malgré la survenance d'un cas de force majeure[14]. Ces obligations de garantie sont souvent le résultat de clauses spécifiques à cet effet, stipulant que le débiteur est tenu de fournir au créancier un résultat précis et déterminé, même en cas de force majeure. L'obligation de garantie doit être expressément rédigée, car elle ne peut être présumée[15].
Enfin, la force majeure n'exonère pas le débiteur de sa responsabilité si le débiteur s’est « expressément chargé des cas de force majeure » comme le prévoit l'article 1693 du Code Civil.
La question des épidémies a rarement été abordée par les tribunaux québécois et seule la Division des petites créances de la Cour du Québec a traité de cette question à deux reprises. Dans les deux cas, deux agences de voyage ont été accusées de manquer à leurs obligations dans le contexte de voyages internationaux, et tant pour un cas que pour l’autre, la Cour a reconnu que l'apparition d'une épidémie, telle que celle du virus H1N1, constitue un cas de force majeure qui exonère le débiteur de ses obligations[16].
Il n'existe cependant pas de jurisprudence concrète en matière de construction qui aborde des épidémies comme situations de force majeure.
Nous avons donc analysé la situation selon la jurisprudence en matière de construction qui examine les autres événements constituant un cas de force majeure et qui traite des impacts que cela peut avoir sur les projets et la responsabilité.
Tout d'abord, il est bien établi que les contrats de construction comportent généralement une obligation de résultat. Ainsi, le client est en droit de s'attendre à ce que les travaux soient achevés et exécutés dans le délai convenu[17].
Dans cette optique, les débiteurs sont autorisés à invoquer la force majeure pour s'exonérer de leur responsabilité. Toutefois, l'exonération s'applique au retard dans l'exécution de l'obligation. Les débiteurs, l’entrepreneur et/ou le contracteur, ont droit à un délai supplémentaire pour l'exécution en raison de la force majeure[18]. En effet, les débiteurs du secteur de la construction qui ne peuvent pas remplir leurs obligations en raison du cas de force majeure ne sont pas totalement libérés de leurs obligations : ils bénéficient seulement d'un délai plus long pour exécuter la construction sans avoir à payer d'indemnité au client pour le retard.
En d'autres termes, les débiteurs sont libérés de leur obligation d'achever les travaux dans le délai convenu et bénéficient donc d'une prolongation de ce délai d'exécution, sans possibilité de réclamation du client pour le préjudice subi.
Ceci étant dit, il est important de noter que le simple fait que l'exécution d'une obligation soit plus difficile ou plus onéreuse, par exemple le fait de devoir embaucher plus d'employés ou de commander du matériel d'un autre fournisseur, ne constitue pas un cas de force majeure. Pour cette raison, les débiteurs devront démontrer qu'il s'agit d'un événement de nature et d'intensité exceptionnelles pour pouvoir bénéficier d'une prolongation des délais[19]. Sauf disposition contraire du contrat, les débiteurs doivent se trouver dans l'impossibilité absolue d'exécuter l'obligation.
Les événements suivants ont été identifiés comme des causes de force majeure dans le domaine de la construction :
Il est raisonnable dans les circonstances de se demander si l’épidémie de COVID-19 constituera un cas de force majeure selon la loi québécoise. La réponse peut varier selon qu'il existe ou non une clause à cet effet dans le contrat.
Nous sommes d'avis que la COVID-19 constituera très probablement une situation de force majeure si les épidémies ou les quarantaines sont prévues contractuellement comme situations de force majeure.
Si le contrat contient une clause de force majeure sans spécifier les épidémies ou les quarantaines, il faudra démontrer que l'épidémie de COVID-19 a empêché l'exécution des obligations et que la clause a été négociée ou portée à l'attention des co-contractants.
Lorsque la force majeure n'est pas prévue dans le contrat, les épidémies et les quarantaines seront considérées comme des événements de force majeure si le débiteur peut prouver que ces situations étaient imprévisibles, irrésistibles et extérieures à lui tout en justifiant une impossibilité absolue d'agir.
Dans cette situation, la question que l’on se pose fréquemment est la suivante : qui est responsable des dommages prévisibles causés par le retard du projet de construction?
Les tribunaux identifient les éléments suivants comme étant des dommages prévisibles en cas de retard dans un projet de construction causé par un événement de force majeure :
(i) Les salaires des employés et leur éventuelle augmentation, ainsi que l'entretien des machines;
(ii) La protection hivernale, le déneigement et/ou le déglaçage, le chauffage temporaire et la réduction de l'efficacité de la main-d'œuvre ;
(iii) les coûts du chantier de construction ; et
(iv) les pertes de bénéfices[26].
Afin d'identifier la partie contractante responsable, les dommages doivent être identifiés en fonction de leur source. De ce point de vue, la source de l'obligation dans les projets de construction étant le contrat de service ou d'entreprise, le dommage prévisible doit être assumé par le débiteur de ce contrat[27].
L'essentiel à retenir est qu'au Québec, même en l'absence de clauses spécifiques à cet effet, les débiteurs d'obligations peuvent invoquer la protection de la force majeure. Néanmoins, il est beaucoup plus facile de démontrer la survenance de la force majeure lorsqu'elle est prévue dans un contrat.
Comme nous l'avons mentionné précédemment, en l'absence d'une telle clause, le débiteur doit démontrer les trois caractéristiques de la force majeure (soit l'extériorité, l'irrésistibilité et l'imprévisibilité), et doit également prouver que cet événement l'empêche complètement d'exécuter son obligation.
En outre, dans le domaine de la construction, la force majeure ne peut être invoquée que pour obtenir un délai supplémentaire sans subir les conséquences directes du retard, à moins que le contrat n'en dispose autrement. Toutefois, le débiteur reste tenu d'exécuter ses obligations une fois que le cas de force majeure a pris fin et peut être tenu responsable des coûts supplémentaires liés à l'exécution tardive.
Considérant que chaque situation reste spécifique aux faits, nous vous invitons à contacter un professionnel de Gowling WLG pour plus d'informations.
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Nous vivons une période très difficile et les projets de construction sont particulièrement touchés par cette situation. Aujourd’hui plus que jamais, il est toujours primordial d’assurer la santé et la sécurité du personnel de construction.
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Les informations fournies dans cet article sont uniquement informatives et ne constituent pas un avis juridique.
[1] Code civil du Québec, RLRQ, c-1991, art., 1470, 1693 et 1694.
[2] Id., art. 2100.
[3] Vincent Karim, Les Obligations, 4e éd., Wilson & Lafleur, Montréal, 2015, par.1382.
[4] Id., par. 1393.
[5] Id., par. 1395.
[6] Id., par. 1396.
[7] Id., par. 1396.
[8] Benoit Moore, Alain Roy, Julie Biron, Elise Charpentier, Sebastien Lanctôt, Catherine Piché et Maya Cachecho, Code civil du Québec-Annotations-Commentaires, 4e éd., Éditions Yvon Blais, Montréal, 2019, art. 1693.
[9] Vincent Karim, par. 1396.
[10] Code civil du Québec, art. 1375.
[11] Id., art. 1474.
[12] Id.
[13] Salaisons Brochu inc. c. Travailleuses et travailleurs unis de l'alimentation et du commerce, section locale 503, 2006 QCCA 35.
[14] B. P. Management Corp. c. Groupe Transat A.T. inc. (Vacances Air Transat), J.E. 96-2000 (C.S).
[15] Banque Laurentienne du Canada c. Parc d'amusement Deux-Montagnes inc., 2006 QCCA 1581.
[16] Béland c. Voyage Charterama Trois-Rivières ltée, 2010 QCCQ 2842 ; Lebrun c. Voyages à rabais (9129-2367 Québec inc.), 2010 QCCQ 1877.
[17] Christian J. Brossard, La gestion des échéanciers et des retards dans le cadre du contrat de construction, Institut canadien, 2002, p. 4-5.
[18] Oliver F. Kott et Claudine Roy, La construction au Québec: perspectives juridiques, Wilson & Lafleur, Montréal, 1998, p. 557.
[19] Martin-André Roy, Développements récents en droit de la construction : Les coûts accrus attribuables aux retards: qui paie quoi?, Barreau du Québec, Service de la formation continue, 2002, p. 134-134.
[20] Louis Clément Ltée c. Sotramont inc., J.E. 82-639 (C.S.);Terminal Construction Co. Ltd. c. Piscitelli, [1960] B.R. 593; Irving Realties inc. c. Nadeau, [1968] B.R. 21; Deschênes c. Syndication des fonctionnaires provinciaux du Québec, [1974] C.S. 244.
[21] Oliver F. Kott et Claudine Roy, p. 557.
[22] Vincent Karim, Contrat d’entreprise (ouvrages mobiliers et immobiliers : construction et rénovation), contrat de prestation de services et l’hypothèque légale, 2e éd., Wilson & Lafleur, Montréal, 2011, p. 128.
[23] New Group Total Inc. c. Graham, J.E. 94-1124 (C.S.).
[24] Antoine Bigenwald, Construction – Aspects juridiques, vol. 10, Collection Blais, Éditions Yvon Blais, Montréal, 2011, p. 76-77.
[25] Id.
[26] Martin-André Roy, p. 134-134.
[27] Id., p. 134-134; Civil Code du Québec, art. 1613.
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