Alex Gloor
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Le droit canadien en matière de brevets a connu plusieurs développements en 2018. De nombreuses décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale auront une incidence notable sur l’avenir du droit des brevets au Canada. De plus, la Loi sur les brevets et les Règles sur les brevets ont toutes deux été l’objet d’importantes modifications qui auront des répercussions sur la poursuite et l’application des droits de brevet au Canada pour les années à venir.
L’importance d’une définition adéquate de « personne versée dans l’art » (PVA) dans l’interprétation des revendications
Dans l’affaire Bombardier Produits Récréatifs Inc. c. Arctic Cat, Inc., 2018 CAF 172, la Cour d’appel fédérale (« la Cour d’appel ») s’est entre autres penchée sur la question de savoir s’il était approprié de limiter un élément de revendication à un exemple présenté dans la section sur les variantes préférées du brevet.
En concluant en l’espèce qu’il était inapproprié de procéder ainsi, la Cour d’appel a confirmé que, outre le mémoire descriptif, la seule preuve qui devrait éclairer l’analyse d’une revendication est celle permettant de déterminer comment la PVA interpréterait cette revendication à la lumière de ses connaissances générales courantes en la matière. À cette fin, la décision de la Cour d’appel a souligné l’importance d’un expert chevronné dans le domaine de la technologie en question et de la compréhension correspondante d’une PVA par rapport à un tel domaine technologique quant au libellé des revendications en cause. Ce point est particulièrement important puisqu’il n’est pas inhabituel que la divulgation d’un brevet ne présente aucune description intégrale de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, les descriptions et dessins d’un brevet étant, dans de nombreux cas, exemplaires seulement.
Par conséquent, la Cour d’appel a accueilli l’appel du breveté, et a déterminé que le juge de première instance avait conclu à tort à l’absence de contrefaçon en se fondant sur une interprétation de la revendication se limitant à la variante préférée du brevet.
L’importance des connaissances générales courantes d’une PVA pour déterminer l’évidence
Dans l’affaire AFD Petroleum Ltd. v. Frac Shack Inc., 2018 FCA 140, la Cour d’appel a jugé que « les connaissances générales courantes de la PVA [...] constituent un élément clé de l’analyse d’évidence ». Estimant que le juge de première instance n’avait pas suffisamment tenu compte de l’incidence des connaissances de la PVA dans le domaine technologique en cause, la Cour d’appel lui a renvoyé la question du caractère évident pour un nouvel examen.
Après sa réexamination (2018 CF 1047), le juge de première instance a conclu que les revendications en cause n’étaient pas évidentes compte tenu de son identification de la PVA et de l’étendue des connaissances générales de cette personne. Il a également apporté des clarifications quant à l’évaluation de l’évidence à la lumière des commentaires faits par la Cour d’appel dans l’affaire Ciba Speciality Chemicals Water Treatments Limited c. SNF Inc., 2017 CAF 225. Il a notamment précisé que l’évidence n’est pas déterminée par rapport à l’état de la technique en général, mais plutôt aux éléments de l’état de la technique que la PVA pourrait trouver à la suite d’une recherche raisonnablement diligente.
Les contrefacteurs ne peuvent pas s’appuyer sur des défenses NIA illégales ou non viables sur le plan économique
La Cour d’appel a commenté de nombreuses questions relatives aux dommages-intérêts dans l’affaire Apotex Inc. v. Eli Lilly and Company, 2018 FCA 217. Dans cet appel, Apotex demandait l’annulation d’une décision de la Cour fédérale rendue en 2014, laquelle accordait à Eli Lilly 31 M$ en dommages-intérêts ainsi que 75 M$ en intérêts antérieurs au jugement à la suite de la contrefaçon par Apotex de huit brevets distincts appartenant à Lilly relatifs à son produit, CEFACLOR®.
La Cour d’appel a rejeté les arguments d’Apotex selon lesquels le montant des dommages-intérêts de 31 M$ devrait être réduit, déterminant par le fait même qu’une défense NIA (non infringing alternative) « légitime » doit être légale. Plus particulièrement, la Cour d’appel a statué qu’Apotex ne pouvait invoquer une prétendue NIA qui aurait contrefait un brevet autre que les brevets en cause dans le cadre de la poursuite.
La Cour d’appel a également statué qu’un contrevenant qui cherche à se prévaloir d’une NIA doit démontrer que cette dernière était « objectivement viable sur le plan économique au moment en question ». Dans cette affaire, Apotex a cité un soi-disant « procédé Lupin 2 » comme étant une prétendue NIA. Cependant, Apotex n’a pas prouvé que le procédé Lupin 2 était économiquement viable : au contraire, il « ne constituait pas un substitut intéressant ».
La Cour d’appel a donc rejeté l’appel d’Apotex, sauf pour ce qui est de la question des dommages-intérêts, qui a été renvoyée au juge de première instance pour un nouvel examen.
Shire défend le brevet VYVANSE® dans le cadre d’actions partiellement réunies/application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (RMBAC)
Dans l’affaire Apotex Inc. c. Shire LLC, 2018 CF 637, la Cour fédérale a conclu que les revendications liées au brevet du composé de Shire couvrant l’ingrédient actif de VYVANSE®, son médicament pour le traitement du TDAH, ne sont pas invalides. La Cour fédérale a également accordé à Shire une ordonnance interdisant au ministre de la Santé d’émettre un avis de conformité à Apotex pour son produit générique proposé. Ces deux ordonnances étaient nécessaires puisque la preuve présentée au procès se rapportait à la fois à une demande en vertu de l’ancien RMBAC présentée en réponse à un avis d’allégation signifié par Apotex, ainsi qu’à une action en invalidation présentée par Apotex cinq jours après le dépôt de la demande. Les deux procédures ont été partiellement réunies par la Cour fédérale.
Ces procédures reflètent l’importance de la décision rendue par la Cour suprême en 2017 dans l’affaire AstraZeneca. Initialement, la cause d’Apotex reposait en grande partie sur des allégations d’inutilité fondées sur la doctrine de la promesse. Cependant, moins d’une semaine avant le début du procès, Apotex a complètement abandonné son argument sur l’utilité ainsi que deux de ses quatre témoins experts, laissant l’anticipation et l’évidence comme principaux enjeux en cause. La Cour fédérale s’est prononcée en faveur de Shire sur ces questions sur la base des faits qui lui ont été présentés.
Voici quelques décisions sur lesquelles AstraZeneca c. Apotex, 2017 CSC 36, a eu une incidence :
Quant à Schering, la Cour d’appel de l’Ontario (« ONCA ») est arrivée à une conclusion différente. Dans cette affaire, l’ONCA a entendu des arguments semblables à ceux présentés dans l’affaire Eli Lilly en ce qui concerne une action intentée par Apotex en dommages-intérêts triples en vertu du statut des monopoles, en réponse au jugement de la Cour fédérale, lequel déterminait que le brevet de Schering pour son produit RAMIPRIL® était nul en vertu de la doctrine de la promesse. L’ONCA a permis à Schering de plaider que la décision invalidant le brevet RAMIPRIL® était fondée sur des principes juridiques erronés. L’ONCA a ainsi examiné la décision Eli Lilly et a déclaré, entre autres, qu’elle n’était pas d’accord avec la préoccupation de la Cour d’appel fédérale selon laquelle permettre une modification de la loi sur un point fondamental constituerait une circonstance spéciale qui affaiblirait l’objectif du caractère définitif. L’ONCA a plutôt jugé qu’un « changement fondamental » comme celui causé par AstraZeneca est « précisément le genre de circonstance spéciale où le principe du caractère définitif devrait céder devant la justice de l’affaire ».
Réclamation de Teva en vertu de l’article 8 concernant VELCADE® (bortézomib) accordée car les brevets de Janssen étaient évidents/non contrefaits
Dans l’affaire Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CF 754, la Cour fédérale a conclu que les brevets de Janssen sur les composés et formulations de VELCADE® étaient invalides pour cause d’évidence, et qu’un brevet couvrant la production à grande échelle du bortézomib n’était pas contrefait. Cette procédure découle d’une action intentée en vertu de l’article 8 à la suite de deux décisions [1] rendues en 2015 en vertu du RMBAC, dans lesquelles des allégations d’évidence concernant le même composé et les mêmes brevets de formulation se sont avérées fondées.
L’analyse de l’évidence effectuée par la Cour fédérale comportait certains aspects dignes de mention. En ce a trait au brevet visant le composé, le composé en question faisait l’objet d’une divulgation du genre dans les références d’antériorité. La preuve était que la PVA préférerait un acide aminé hydrophobe à un endroit particulier sur le peptide, limitant les options à moins de dix. Il a alors été prouvé que le composé revendiqué (qui comprenait l’acide aminé phénylalanine) ne surpassait pas les autres acides aminés hydrophobes possibles. L’évidence a été en partie établie sur cette base, malgré l’absence apparente de solution explicite dans l’art antérieur à l’égard de l’acide aminé phénylalanine en particulier.
La Cour fédérale a également examiné et rejeté les arguments voulant que la PVA soit définie en fonction de chacune des revendications une par une. Elle a conclu que la PVA doit être évaluée dans le contexte du brevet dans son ensemble, et que le fait que certaines revendications d’un brevet ne soient pas invoquées ne peut avoir d’incidence sur les caractéristiques de la PVA.
Confirmation de la portée élargie de la notion de « personne se réclamant du breveté » dans l’appel concernant les dommages-intérêts liés à la lévofloxacine
Dans l’affaire Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33, la Cour d’appel a entériné des dommages-intérêts de 5,5 M$ et de 13 M$ octroyés par la Cour fédérale à deux entités de Janssen en réponse à la contrefaçon par Teva d’un brevet couvrant le composé lévofloxacine (LEVAQUIN®).
La décision d’appel confirmait en grande partie les conclusions de fait de la Cour fédérale. Précisons que Teva a affirmé que la Cour fédérale avait commis une erreur en concluant que Janssen US, qui a vendu des comprimés LEVAQUIN® destinés à être vendus au Canada à Janssen Canada, n’était pas une personne se réclamant du breveté en vertu du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, puisqu’elle n’a pas accompli un acte qui, autrement, serait considéré comme un acte contrefaisant. La Cour d’appel a rejeté cet argument, citant que l’objectif du paragraphe 55(1) est de fournir un recours aux personnes qui possèdent un droit dont la source peut être attribuée au breveté et qui subissent un tort par suite de la contrefaçon, en ajoutant qu’il « suffit qu’une partie établisse qu’elle jouit de droits découlant d’un brevet pour être une personne se réclamant du breveté ».
Le droit de choisir entre des dommages-intérêts et une restitution appartient au breveté et non au contrefacteur
Dans l’affaire Apotex Inc. c. Bayer Inc., 2018 CAF 32, la Cour d’appel a rejeté l’argument d’Apotex selon lequel le paragraphe 57(1) de la Loi sur les brevets lui permettait de choisir de payer une restitution de ses bénéfices, plutôt que les dommages-intérêts du breveté, après avoir contrefait le brevet de Bayer couvrant ses produits YASMIN® et YAZ®.
Le paragraphe 57(1) de la Loi sur les brevets stipule que la Cour peut, sur requête du plaignant ou du défendeur, ordonner la restitution des bénéfices. De plus, le paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets prévoit qu’un contrefacteur « est responsable... du dommage que cette contrefaçon [a fait subir au breveté] ». Confirmant la décision ci-dessous, la Cour d’appel a statué que le droit de choisir entre des dommages-intérêts et une restitution des bénéfices appartenait au breveté et non au contrefacteur (sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser une restitution). La Cour d’appel a déclaré qu’elle « ne saurait obliger le breveté à accepter à une restitution des bénéfices s’il n’est pas disposé à le faire ».
Invalidation d’un brevet de système axé sur le jeu responsable pour cause d’inutilité et d’insuffisance
Dans l’affaire Safe Gaming System c. Société des loteries de l’Atlantique, 2018 CF 542, le brevet de la demanderesse relatif aux « systèmes de jeu responsable » (un système qui fournit des alertes à l’utilisateur lorsqu’il atteint ou dépasse des limites de perte, des limites de temps, des changements de comportement de jeu, etc.) a été invalidé pour cause d’inutilité et d’insuffisance de divulgation.
En ce qui concerne le manque d’utilité, la Cour a conclu que la PVA pourrait surveiller les gestes posés par le joueur, mais elle ne pourrait pas être en mesure de savoir ce qui est sécuritaire pour une personne (ce qui est sécuritaire pour une personne peut ne pas l’être pour une autre). Par conséquent, comme une PVA, au moment pertinent, ne possédait pas les outils psychologiques pour surveiller et réduire le jeu compulsif, l’utilité n’a pas valablement été prédite ou démontrée.
Pour ce qui est du manque de suffisance, la Cour a conclu qu’au moment pertinent, il existait peut-être certains renseignements limités sur le jeu compulsif, mais qu’ils n’étaient pas suffisants pour que la PVA comprenne le brevet.
La Cour a également conclu que même si le brevet avait été valide, le système accusé ne le contrefaisait pas.
Octroi d’environ 8 M$ en dommages-intérêts pour contrefaçon d’un brevet du secteur pétrolier
Dans Grenke c. DNOW Canada ULC, 2018 CF 564, la Cour a déterminé le montant approprié des dommages-intérêts pour contrefaçon de brevet à la suite d’une décision de première instance antérieure concluant que le brevet en cause était valide et contrefait. Les demandeurs réclamaient environ 10 M$ en dommages-intérêts pour cause de ventes perdues ainsi que des redevances raisonnables, selon le cas, la fourchette demandée dépendant principalement du taux de redevance que la Cour arrêtera. Cette dernière a finalement accordé des dommages-intérêts d’un montant de 7,9 M$, y compris des dommages-intérêts pour profits perdus (4,5 M$ d’après la preuve de part de marché pertinente) et d’autres dommages-intérêts fondés sur un taux de redevances raisonnable de 8 % des ventes.
Bien qu’ils aient été demandés, aucun dommage-intérêts punitif n’a été accordé, car la Cour a conclu que la contrefaçon délibérée ne suffisait pas, et qu’il n’y avait autrement aucune conduite malveillante ou abusive de la part des défenderesses.
Injonction interlocutoire accordée dans une affaire de contrefaçon de brevet
Dans l’affaire Thermolec ltée c. Stelpro Design inc., 2018 QCCS 901, la Cour supérieure du Québec a accordé une injonction interlocutoire dans une affaire de contrefaçon de brevet. De telles injonctions sont rares dans les dossiers relatifs aux brevets, car le breveté est tenu de prouver qu’il a subi un préjudice irréparable, ce qui a toujours été difficile à démontrer.
En l’espèce, la Cour a procédé à une analyse détaillée du bien-fondé, y compris de la preuve d’expert, et a conclu qu’il y avait probablement contrefaçon. En concluant qu’il y aurait un préjudice irréparable, la Cour a également identifié la perte d’achalandage et de distributeurs, et a conclu qu’il serait impossible de déterminer l’ampleur du préjudice déjà subi et à subir. Étant donné que le tribunal a conclu à l’existence d’un droit sérieux (une contrefaçon) et d’un préjudice irréparable, et que le produit en cause représentait un aspect plus important des affaires du demandeur que de celles du défendeur, le critère de la balance des inconvénients était également respecté.
Des brevets d’inspection des voies ferrées reconnus comme valides et contrefaits
Dans l’affaire Georgetown Rail Equipment Company c. Rail Radar Inc., 2018 CF 70, la Cour a conclu que deux brevets relatifs à la technologie d’inspection des voies ferrées étaient valides et qu’ils avaient été contrefaits.
Au procès, l’évidence et la contrefaçon étaient les principales questions en jeu. Les brevets ont été jugés inventifs, car ni l’existence des problèmes en cause ni les solutions proposées n’étaient évidentes dans l’art antérieur. Les arguments de la défenderesse selon lesquels la PVA aurait été incitée à utiliser les techniques d’inspection généralement connues dans le contexte ferroviaire ont été rejetés. Ses arguments selon lesquels toutes les parties des revendications étaient connues, et donc évidentes, ont également été rejetés, car l’inventivité peut découler d’une combinaison.
En ce qui concerne la contrefaçon, la Cour a conclu qu’il existe des ententes entre les parties qui agissent de concert pour commettre un acte délictueux. La Cour a également déterminé que tous les éléments essentiels des revendications invoquées étaient présents dans le système accusé.
Le projet de loi C-86 est entré en vigueur le 13 décembre 2018 et a apporté plusieurs modifications importantes à la Loi sur les brevets du Canada :
Les modifications ci-dessus sont décrites de manière plus détaillée ici.
Comme il est mentionné plus en détail ici, le gouvernement canadien a récemment publié aux fins de consultation publique une version mise à jour des modifications qu’il propose d’apporter aux Règles sur les brevets du Canada. Les modifications devraient prendre effet vers la fin de 2019. Voici quelques-unes des principales modifications :
[1] 2015 CF 247 et 2015 CF 184
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