David B. Kierans
Associé
Article
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Cet article a été rédigé avec l’aide de Jean-Loup Lalonde, un étudiant du bureau de Gowling WLG à Montréal.
Les fusions et les acquisitions se font de plus en plus fréquentes dans l’économie mondialisée, moderne et dynamique d’aujourd’hui. Selon des statistiques publiées par The Institute for Mergers, Acquisitions and Alliances (IMAA)[1], 129 fusions et acquisitions ont été annoncées au Canada en 1985. En 2013, on en comptait 2 303, un nombre dix-sept fois supérieur. Le record a toutefois été atteint en 2017, année où 3 512 transactions ont été annoncées. Bien que les fusions témoignent d’une économie saine, elles comportent tout de même des risques pour les créanciers garantis et les créanciers hypothécaires. Nous nous sommes donc récemment penchés sur la situation suivante.
2. LES FAITS
La Société A souhaite financer sa croissance, et conclut une entente avec la Banque A pour un nouveau financement. Afin de garantir ses obligations actuelles et futures envers la Banque A, la Société A lui accorde une sûreté de premier rang sous forme d’hypothèque mobilière sur tous ses biens meubles présents et futurs[2], laquelle est publiée en date du 1er décembre 2017 (la « sûreté de la Banque A »). La Banque A devient donc un créancier garanti, et son exposition au risque est minimisée.
Au même moment, la Société B conclut une entente avec la Banque B sous des conditions similaires. Aux termes de cette entente, la Banque B est un créancier garanti bénéficiant d’une hypothèque mobilière sur tous les biens meubles présents et futurs de la Société B, publiée quant à elle en date du 31 décembre 2018 (la « sûreté de la Banque B »).
La Société A et la Société B fusionnent ensuite pour former la Société C. En ce qui a trait aux obligations de la Société C à l’égard des obligations préexistantes des sociétés A et B, la fusion n’affecte pas les droits des banques A et B. Autrement dit, selon la Loi canadienne sur les sociétés par actions[3] et la Loi sur les sociétés par actions du Québec[4], les obligations des sociétés fusionnantes (soit les sociétés A et B) deviennent celles de la société issue de la fusion (la société C).
Toutefois, la fusion pourrait donner lieu au scénario suivant du point de vue de la publication (opposabilité) : si la Société C manquait à ses obligations envers l’une ou l’autre banque, ou si elle faisait l’objet d’une requête en faillite, à laquelle des banques (A ou B) reviendrait le droit de priorité à titre de créancier garanti? Et quels biens ces droits viseraient-ils?
3. LA JURISPRUDENCE
Les tribunaux ont rendu très peu de décisions à ce sujet, mais deux arrêts de principe de la Cour d’appel du Québec abordent la question. Dans les deux cas, on souligne qu’il revient au créancier garanti de s’assurer que les documents relatifs à son prêt contiennent des dispositions adéquates pour qu’un débiteur ne puisse pas fusionner sans avoir obtenu son consentement préalable.
En 1989, la Cour d’appel du Québec a rendu sa décision dans l’arrêt Trust Général du Canada c. Compagnie du Trust National ltée[5]. Dans cette affaire, Trust Général du Canada (« Trust Général ») détenait une hypothèque, publiée en 1978, sur tous les biens présents et futurs de Maislin Realties Ltd. (« MR »). Parallèlement, Compagnie du Trust National ltée (« Trust National »), détenait une hypothèque mobilière sur tous les biens présents et futurs de Maislin Transport Ltd. (« MT »), publiée en 1980, soit deux ans plus tard. À la fin de l’année 1980, MR et MT ont fusionné pour former une seule société (la « société issue de la fusion »).
Lorsque cette dernière s’est trouvée en défaut de paiement, Trust National, invoquant son hypothèque publiée en 1980, a saisi certains des biens meubles de la société et les a vendus. Avant la fusion, ces biens appartenaient à MT, et étaient grevés d’une hypothèque de premier rang en faveur de Trust National.
Trust Général a alors demandé à la Cour de déterminer les droits respectifs des deux créanciers garantis. À son avis, Trust National n’avait aucun droit sur les biens qu’elle avait saisis et vendus, car son hypothèque avait été publiée deux ans après celle de Trust Général. Trust Général affirmait que les patrimoines de MR et de MT avaient été réunis après la fusion et que, par conséquent, seule la date de publication pouvait établir le droit de priorité sur les biens de la société issue de la fusion, et il n’était d’aucune importance que les biens saisis appartenaient initialement à MT (le débiteur de Trust National).
La Cour d’appel a rejeté l’argument de Trust Général. Dans une décision unanime, la Cour a déclaré que Trust National avait agi dans le respect de ses droits. En effet, même si son hypothèque a été publiée après celle de Trust Général, Trust National avait la priorité sur les biens saisis. La Cour a expliqué que les biens saisis avaient été acquis avant la fusion par une société sur laquelle Trust National détenait une hypothèque de premier rang. Par ailleurs, en vertu de son acte hypothécaire, Trust Général ne pouvait grever des biens appartenant à une société ne lui ayant consenti aucune sûreté.
La Cour d’appel a établi que, dans les cas comme celui-ci (où les biens en cause ont été acquis avant la fusion), l’élément qui détermine la priorité de rang n’est pas la date de publication de l’hypothèque, mais bien l’origine des biens, laquelle crée un « privilège » entre ceux-ci et le créancier garanti. Précisons toutefois que cette logique ne peut être appliquée qu’aux biens identifiables.
En 2000, plus de 10 ans plus tard, la Cour d’appel du Québec a rendu une deuxième décision à cet égard dans l’arrêt Banque Royale du Canada c. Banque canadienne impériale de commerce [6]. Dans cette affaire, les circonstances différaient de celles ayant conduit à la décision Trust Général, puisqu’il était cette fois-ci question de biens acquis après la fusion. Selon la Cour, une fusion n’entraîne pas la dissolution des entités fusionnantes. Celles-ci continuent plutôt d’exister sous une nouvelle forme, soit celle d’une entité fusionnée unique à qui revient toutes les sûretés précédemment consenties par ses entités « fondatrices ». Ainsi, à la suite d’une fusion, les créanciers garantis ont droit à une sûreté sur tous les actifs de la société issue de la fusion, et le rang de chaque sûreté est déterminé par la date de publication.
Dans ce deuxième cas, la Cour d’appel a reconnu le principe de la date de publication, et l’a appliqué pour déterminer l’ordre de priorité des droits des créanciers. L’élément décisif permettant de distinguer cette affaire de l’affaire Trust Général était que les biens en cause avaient été acquis après la fusion. Les créanciers garantis n’avaient donc aucun « privilège » sur les biens acquis antérieurement, lesquels doivent demeurer « intacts » malgré la fusion.
4. CONCLUSION
Il est sans doute impossible qu’un créancier garanti puisse prévoir et atténuer tous les risques. Il peut cependant les réduire en gardant à l’esprit les conséquences potentielles d’une fusion, particulièrement dans une économie où elles sont si fréquentes. L’utilisation de formulations adéquates dans la documentation du prêt (acte hypothécaire, offre de financement, etc.) n’est d’ailleurs pas à négliger. Toutefois, même si un tel libellé figure dans les documents, si une fusion se réalise sans l’autorisation du créancier garanti, ses droits se limitent à exiger le paiement immédiat de tous les montants impayés et des pénalités, le cas échéant.
Grâce aux décisions antérieures de la Cour d’appel, nous savons que pour déterminer le rang des sûretés, et donc pour évaluer le risque lié à une fusion, il faut tenir compte de la date d’acquisition du bien (avant ou après la fusion), afin de déterminer si c’est la règle de la priorité de publication ou le « privilège intact » qui prévaut.
[1] https://imaa-institute.org/m-and-a-canada/
[2] En vertu de l’article 2660 du Code civil du Québec, l’hypothèque est un droit réel sur un bien, meuble ou immeuble, affecté à l’exécution d’une obligation; elle confère au créancier le droit de suivre le bien en quelques mains qu’il soit, de le prendre en possession ou en paiement, de le vendre ou de le faire vendre et d’être alors préféré sur le produit de cette vente suivant le rang fixé dans le Code civil du Québec. Une hypothèque peut être meuble ou immeuble et, en vertu de l’article 907 du Code civil du Québec, tout bien d’un concédant qui n’est pas qualifié d’immeuble en vertu des articles 899 à 906 du Code civil du Québec est meuble, et peut donc être hypothéqué par une hypothèque mobilière.
[3] L.R.C., 1985, c. C-44, art. 186(c).
[4] RLRQ, c. S-31.1, art. 286 par. 2.
[5] 1989 CanLII 1290 (QC CA).
[6] 2000 CanLII 8607 (QC CA).
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