L'affaire Bluberi : comment aborder le financement de litiges en contexte d'insolvabilité

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08 février 2019

Le 4 février 2019, la Cour d'appel du Québec a rendu sa décision dans l'affaire Callidus Capital Corporation et al. c. 9354-9186 Québec Inc. (anciennement Bluberi Jeux et Technologies Inc.) et al. Avec l’accroissement des financements de litiges par des tiers, nous assistons maintenant à l’usage de cet outil dans un contexte d’insolvabilité et la Cour d’appel se prononce sur la question de savoir comment cela doit s’articuler dans le cadre de l’application de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies[1] (« LACC »).  La Cour d’appel répond à la question suivante : lorsqu'une société débitrice qui bénéficie de la protection de la LACC n'a aucun actif autre qu’une réclamation litigieuse, qui devrait décider s’il y a lieu de poursuivre ou d’accepter un règlement - la débitrice ou les créanciers? Ce sont les créanciers.



Dans une décision unanime, la Cour d’appel a estimé que le jugement rendu le 18 mars 2018 par la Cour supérieure du Québec était entaché non seulement d'erreurs manifestes dans l'appréciation des faits, mais surtout d'erreurs de droit dans l'application de la LACC. Plus précisément, la Cour d'appel a substitué son interprétation de ce que constitue un plan d'arrangement.

Bluberi Jeux et Technologies Inc. (“Bluberi[2]) est une société qui se spécialisait dans la vente de jeux et de machines de casino. En 2012, Bluberi a obtenu un financement de Callidus, un prêteur sur actifs. Le 12 novembre 2015, Bluberi a demandé la protection de la LACC. Un processus de vente et de sollicitation d’offres a éventuellement été autorisé par le tribunal et Callidus a acheté la quasi-totalité des actifs de Bluberi au moyen d'une offre en contrepartie de l’extinction d’une partie de sa créance (credit bid). Ainsi, la créance de Callidus à l’encontre de Bluberi au montant de 135 700 000 $ s’est éteinte, à l'exception d'un montant de 3 000 000$ non-libéré. De plus, les droits de Bluberi dans sa réclamation litigieuse (Bluberi Retained Claim) résultant de son intention de poursuivre Callidus (et d'autres parties) en dommages-intérêts pour un montant excédant 200 $ millions ont été exclus de la vente d’actifs.

Bluberi a tenté d'obtenir une charge prioritaire de 20 000 000 $ au moyen d'une structure de prêt complexe en faveur d'une société impliquant Gerald Duhamel, l'actionnaire unique de Bluberi (par le biais de fiducies familiales). Il y était prévu que cette société avancerait la somme de 2 000 000 $ pour financer le litige en lien à la réclamation de Bluberi contre Callidus. Cette charge était demandée afin de garantir le remboursement du prêt et le paiement d’un « success fee » aux procureurs de Bluberi.

En réponse, Callidus a non seulement contesté la demande de Bluberi, mais a également déposé un plan d'arrangement aux termes de la LACC, suivant lequel elle s’engageait à verser un montant de 2 500 000 $ aux créanciers de Bluberi en contrepartie d'une quittance totale et définitive de la réclamation de Bluberi.

Le juge de première instance a ordonné que le plan de Callidus soit présenté aux créanciers et a permis à Bluberi de déposer un plan concurrent. Bluberi a déposé un tel plan, mais l'a retiré quelques semaines plus tard suite à un jugement du tribunal ordonnant le partage, en parts égales entre les parties, des frais et dépenses liés à la convocation et à la tenue de l'assemblée des créanciers.

Le plan de Callidus a été approuvé par une forte majorité de 92 % des créanciers, mais la majorité requise de deux tiers en valeur des créances n'a pas été atteinte en raison du fait qu’un créancier, dont la créance représente 36,7 % du total des réclamations a voté contre l’approbation du plan.

Quelques mois plus tard, Bluberi a demandé au tribunal d'approuver une nouvelle entente de financement du litige (« Entente de financement ») et l'octroi d'une charge prioritaire au montant de 20 000 000 $ en faveur du prêteur IMF Bentham Limited (« Bentham ») et des procureurs de Bluberi. Seule une version caviardée de l'Entente de financement a été divulguée à Callidus et au Groupe de créanciers (composé d'anciens employés, d'un cabinet de professionnels et d'un fournisseur) qui avait appuyé le plan d'arrangement de Callidus.

Callidus a répliqué en déposant un plan d'arrangement amendé (augmentant son offre aux créanciers à 2 880 000 $) et, de concert avec le Groupe des créanciers, a demandé une ordonnance à la Cour visant à :

  • Déclarer que l'Entente de financement constitue un plan d'arrangement qui doit être approuvé par la majorité requise des créanciers des débitrices;
  • Convoquer une assemblée des créanciers au cours de laquelle le plan amendé de Callidus et le plan de Bluberi (si Bluberi décidait d'en déposer un) seraient tous deux considérés par les créanciers;
  • Déclarer que Callidus est en droit de voter en faveur de son propre plan pour la partie non-garantie de sa créance de 3 000 000 $ (ce qui permettrait vraisemblablement au plan amendé de Callidus de rencontrer le seuil des 2/3 en valeur);
  • Déclarer que l’Entente de financement doit être divulguée dans son intégralité.

Le juge de première instance a refusé de rendre une telle ordonnance. Tel que résumé par la Cour d'appel, il a conclu que « le plan d'arrangement de Callidus était motivé par son désir d'obtenir une quittance de la réclamation des débitrices, de sorte que lui permettre de voter serait injuste et déraisonnable et contraire à l'objet de la LACC » (notre traduction). Il a également « déterminé que l'ensemble du plan consistant à poursuivre Callidus en justice, financé par Bentham et impliquant un « success fee » considérable payable à Bentham ainsi qu'aux procureurs des débitrices en vertu de l’Entente de financement, ne constituait pas un plan d'arrangement devant être soumis à une assemblée pour approbation par la majorité requise des créanciers » (notre traduction). Finalement, il a refusé d'ordonner la divulgation complète de l'Entente de financement sur la base du privilège relatif au litige.

Le 20 avril 2018, Callidus et le Groupe des créanciers ont obtenu l'autorisation de se pourvoir en appel de cette décision du juge de première instance et l’audition de l’appel a eu lieu le 3 décembre 2018. Dans sa décision rendue le 4 février 2019, la Cour d'appel a traité les diverses questions en litige dans l'ordre suivant :

  1. Callidus est-elle en droit de voter sur le plan d'arrangement qu'elle propose?
  2. Bluberi doit-elle soumettre l’Entente de financement au vote de ses créanciers au moyen d'un plan d'arrangement?
  3. L’Entente de financement devrait-elle être divulguée aux créanciers dans son intégralité?

En ce qui concerne la première question, la Cour traite de deux (2) arguments qui pourraient faire obstacle au droit de vote de Callidus, l'un découlant de la loi et l'autre de la discrétion du juge de première instance.

L'argument législatif soutient que Callidus doit être considérée comme une personne liée aux débitrices de sorte qu'il lui est interdit de voter en faveur de son plan conformément à l'article 22(3) de la LACC. Bluberi et le Contrôleur ont plaidé que le prétendu contrôle de facto qu'exerçait Callidus sur les affaires des débitrices faisait d’elle une « personne liée ».  La Cour d'appel a conclu que « cet argument n’a aucun fondement (...).  Le terme « personne liée » est défini à l'article 4 de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité[3] auquel renvoie l’article 2(2) de la LACC. Le contrôle des actions votantes est requis. Callidus ne détient aucune action ni aucun droit de vote sur les actions de l'un ou l'autre des intimés » (notre traduction).

L'argument discrétionnaire tire sa source de la doctrine des fins illégitimes (« improper purpose »), utilisée comme un motif soutenant le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de rejeter ou de suspendre une demande d'ordonnance de faillite, même en présence des deux conditions requises pour rendre une telle ordonnance (une dette et un acte de faillite). Le juge de première instance s'est ainsi fondé sur une décision de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse[4] dans laquelle un créancier avait acquis une créance dans le seul but de voter contre la proposition concordataire de la société débitrice, et ce, afin de la mettre en faillite et d’éliminer son concurrent du marché.

La Cour d'appel a rappelé que le droit de vote est un élément fondamental du régime de la démocratie des créanciers et que la suppression de ce droit sur la base de faits reprochés dans une action en justice qui n’a toujours pas été introduite ne constitue pas un exercice approprié de la discrétion judiciaire.  La Cour a conclu sur ce point que « (...) Callidus cherche à voter sa propre créance dont le montant a été préalablement approuvé par le juge. L'intérêt personnel qu’elle recherche est une quittance du litige que propose d'intenter les débitrices. En contrepartie de la quittance, Callidus financera le paiement à la masse des créanciers à des conditions que la grande majorité d'entre eux souhaitent accepter. Il ne s'agit pas d'une fin illégitime, ni d’un point de vue juridique, ni d’un point de vue de l'interprétation des faits de la présente affaire (...) » (notre traduction).  À cet égard, la Cour d'appel a suivi nombre de décisions antérieures dans lesquelles le promoteur d’un plan d’arrangement (qui est également un créancier) a été autorisé à voter sur un plan prévoyant une quittance en sa faveur et, de plus, à exercer son droit de vote dans la même catégorie que les créanciers ordinaires[5].

Quant à la deuxième question, la décision en appel souligne le fait que le juge de première instance a considéré l’Entente de financement comme étant un financement intérimaire, alors qu'il avait auparavant ordonné qu’un projet de financement similaire soit soumis aux créanciers par le biais d'un plan d'arrangement.

La Cour d'appel distingue également l’affaire Crystallex[6] qui a été abondamment citée par les intimés à l'appui d'une interprétation restrictive de ce que constitue un « arrangement ».  Dans cette décision, les créanciers et la débitrice souhaitaient, tous deux, financer un litige impliquant la débitrice (qui constituait son seul actif restant).  La Cour d'appel de l'Ontario a approuvé le financement proposé par la débitrice et a déterminé qu'il n'était pas nécessaire de le soumettre au vote des créanciers. La Cour a considéré que les droits des créanciers n’étaient pas affectés par le financement proposé puisque le « success fee » payable au prêteur ne l’était qu'après le paiement complet de toutes les créances ordinaires.

Comme l'a souligné la Cour d'appel du Québec, l'affaire Bluberi offre un choix aux créanciers entre un litige ou un règlement. Dans l'affaire Crystallex, une telle alternative n'a jamais été proposée.  Selon la Cour d'appel, les termes « compromis » et « arrangement » devraient faire l'objet d'une interprétation large et conforme à l'objectif réparateur de la LACC. La Cour d'appel a également référé à l'affaire Metcalfe[7], dans laquelle la Cour d'appel de l'Ontario a jugé qu'un compromis des droits existants entre débiteurs et créanciers n'est pas une condition nécessaire à la qualification d'un « arrangement ».  Quoi qu'il en soit, la Cour d'appel du Québec a conclu que l’Entente de financement proposée a le potentiel de modifier substantiellement les droits des créanciers puisqu'ils pourraient « très bien ne rien recevoir », en raison du fait que, selon les termes de l'Entente de financement, le paiement du « success fee » à Bentham et aux procureurs de Bluberi a préséance sur les créances chirographaires :

« Bluberi n'est plus en affaires et rien n'indique qu'elle reprendra ses activités commerciales. Sa seule raison d'être est la poursuite du litige proposé qui est la seule source potentielle de recouvrement pour les créanciers (autre que le plan Callidus). Par conséquent, il est trop restrictif de se demander si l'Entente de financement, considérée isolément, compromet les droits des créanciers afin de déterminer si le plan proposé constitue un arrangement. Toutefois, si j'appliquais un tel critère, le plan proposé par les intimés avec l'Entente de financement serait considéré comme un arrangement, puisqu'il permet aux intimés de décider avec Bentham d'accepter ou non un règlement du litige. Ce plan ouvre la porte à un "compromis des droits des créanciers", tel que mentionné aux motifs de la Cour d'appel dans l'arrêt Crystallex. Ils pourraient très bien ne rien recevoir dans un règlement où les fonds générés ne seraient que suffisants pour payer les procureurs et Bentham.

Au-delà des sophismes, plutôt que d'être payés selon des conditions contractuelles ou commerciales usuelles, on dit aux créanciers d'attendre le résultat de la poursuite d'une créance litigieuse pour que les débitrices obtiennent de l'argent pour peut-être leur payer quelque chose à une date ultérieure. Je pense que leurs droits légaux « leurs sont retirés » ou sont « compromis » (notre traduction).

La Cour d'appel a ainsi conclu que l'approche initiale du juge de première instance était la bonne : les deux plans devraient être soumis au vote des créanciers et, dans un tel cas, les coûts afférents devraient être partagés en parts égales.

Finalement, la Cour d'appel du Québec a ordonné que les créanciers (sauf Callidus) aient accès à une version non-caviardée de l’Entente de financement (sous réserve d'une entente de confidentialité) afin de leur permettre d’approuver ou de rejeter tout éventuel plan de Bluberi en toute connaissance de cause. La Cour a estimé que les clauses caviardées renfermaient des renseignements essentiels pour évaluer le bien-fondé du financement proposé, mais que le concept du privilège relatif au litige devrait toujours s'appliquer à Callidus.

Le financement de litiges est relativement nouveau au Canada, mais cette pratique prend de plus en plus d'ampleur, y compris en contexte d'insolvabilité.

Suite à la décision de la Cour d'appel du Québec, les débiteurs, les prêteurs et les créanciers doivent garder à l'esprit que lorsque la seule raison d'être d’une débitrice est la poursuite d'un litige, ou lorsque ce litige est au cœur de tout arrangement, la poursuite de ce litige nécessite l'approbation préalable des créanciers qui ont également droit à une divulgation complète des modalités de toute entente de financement du litige proposée.

La décision de la Cour d'appel de suivre la jurisprudence antérieure concernant le droit de vote d’un créancier qui est également promoteur d’un plan d'arrangement est également de grande importance.  Le droit de déposer un plan d'arrangement ne se limite pas à la débitrice.  La LACC permet un tel dépôt par un tiers « visant » la débitrice et ce droit est exercé régulièrement dans diverses circonstances.  Une approche différente de la Cour d'appel du Québec sur cette question aurait eu un effet dissuasif sur les cas futurs impliquant le dépôt de plans d'arrangement par des créanciers promoteurs. Cette pratique devrait être encouragée dans la mesure où elle favorise une issue à la fois rapide et satisfaisante pour les parties prenantes.

Enfin, la décision de la Cour d'appel fait valoir que si le large pouvoir discrétionnaire accordé au juge est une pierre angulaire de la LACC et devrait inciter la Cour d'appel à faire preuve de retenue, cela a aussi ses limites et, comme la Cour suprême du Canada l'a exprimé dans Sun Indalex, « le tribunal ne doit pas utiliser l’equity pour accomplir ce qu’il aurait souhaité que le législateur fît. »[8] 

Gowling (Canada) WLG LLP (les auteurs, Patrice Benoit et Genevieve Cloutier) a représenté Callidus Capital Corporation devant la Cour supérieure du Québec et la Cour d’appel du Québec.

 

[1] L.R.C. (1985), c. C-36

[2] Pour les fins des présentes, la société sera désignée comme étant Bluberi, malgré le fait qu’elle n’utilise plus ce nom.

[3] L.R.C. (1985), c. B-3

[4] Laserworks Computer Services Inc. (Re), 1998 NSCA 42

[5] Re 4519922 Canada Inc., 2015 ONSC 4648; Muscletech Research and Development Inc., Re, 2006 CanLII 34344 (ON SC), para. 9; Canadian Airlines Corp. (Re), 2000 ABQB 442, paras. 103-104; Société industrielle de décolletage et d'outillage (S/DO) It& (Arrangement relatif a), 2010 QCCA 403 (Bich, J.A.), para. 30

[6] Crystallex (Re), 2012 ONCA 404

[7] Metcalfe & Mansfield Alternative Investments II Corp., (Re), 2008 ONCA 587

[8] Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, par 82


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