L'épuisement des droits de brevet et de marque de commerce au Canada

14 minutes de lecture
09 mars 2022

Savez-vous ce qu'est « l'épuisement » des droits de propriété intellectuelle? Et saviez-vous que la loi dans ce domaine détermine si une importation de marchandises authentiques protégées par un droit de propriété intellectuelle est légale ou illégale?

Si votre entreprise participe ou souhaite participer à l'importation au Canada de marchandises protégées par un droit de propriété intellectuelle, il vous faut comprendre les implications de la loi canadienne en ce qui a trait à « l'épuisement » du droit concerné. Effectivement, au Canada, les lois applicables quant à la notion de l'épuisement des droits varient selon le droit de propriété intellectuelle dont il est question.

Le terme « épuisement » des droits fait référence à la possibilité d'intenter une action en contrefaçon (de marque de commerce ou de brevet) suite à la revente au Canada de marchandises authentiques mises en marché localement ou à l'étranger par ou avec l'accord du propriétaire des droits.

Contrairement aux lois de nombreux pays, la législation canadienne visant les brevets et les marques de commerce ne prévoit aucune défense prenant la forme de « l'épuisement » des droits. Au Canada, la notion de l'épuisement des droits est employée de façon générique et les questions juridiques y afférentes sont quelque peu différentes. De façon générale, les principes régissant la détermination de contrefaçon sont appliqués sans qu'il ne soit tenu compte de l'origine géographique des marchandises. Il s'agit d'une approche de « common law », dont les principes sont très proches de ceux qu'on appliquait dans le passé au Royaume-Uni (et encore aujourd'hui, dans une certaine mesure) et en Australie. L'approche est donc internationale de nature, mais peut être soumise à certaines restrictions en fonction des faits de l'affaire concernée.

Ainsi, en ce qui concerne l'épuisement des droits, le régime canadien établit, entre autres, des règles visant l'importation parallèle de produits authentiques au Canada, et plus précisément lesquels de ces produits peuvent être importés et en provenance de quels pays. Vous trouverez ci-dessous plus de détails au sujet du régime canadien.



Brevets

Au Canada, aucune disposition législative ne traite de la notion de l'épuisement des droits de brevet. Néanmoins, la common law soutient le principe de base selon lequel toute personne qui achète un produit breveté acquiert le droit implicite de l'utiliser sans restriction[1]. En effet, les tribunaux canadiens ont assimilé les droits acquis par l'acheteur d'un produit breveté à une licence implicite[2]. Il existe toutefois certains cas d'exception.

Plus particulièrement, lorsqu'un breveté vend un produit breveté, la propriété dudit produit est transférée à l'acheteur. Par conséquent, sous réserve d'éventuelles restrictions convenues entre le breveté et l'acheteur, ce dernier a le droit exclusif de faire ce qu'il souhaite avec le produit sans aucune crainte que cela constitue une violation de brevet, et le breveté ne détient plus aucun droit à l'égard du produit[3]. Lorsqu'un breveté impose des conditions restrictives à un acheteur ou à un titulaire de licence, lesdites conditions peuvent être rattachées au produit concerné si elles sont portées à l'attention de l'acheteur au moment de l'acquisition du produit.

La question clé est donc de savoir si le produit a été vendu avec ou sans restrictions. Si aucune restriction n'a été imposée, l'acheteur acquiert des droits de propriété généraux sur le produit et les droits que détenait le breveté à l'égard du produit sont, à toutes fins pratiques, « épuisés ». Lorsque le breveté ne communique aucune restriction aux acheteurs sur l'utilisation de ses produits qui aurait préséance sur le droit ou la licence d'utilisation implicite, l'acheteur est libre d'utiliser le produit sans restriction[4].

D'un point de vue pratique, il est actuellement possible pour un breveté d'affirmer qu'il y a contrefaçon du brevet dans le cas où il y a violation d'une restriction applicable de la part d'un acheteur des produits du breveté. Une telle affirmation de contrefaçon de brevet s'ajouterait à toute réclamation contractuelle pouvant être revendiquée par le breveté [5].

Une autre question dont il peut être pertinent de tenir compte dans le contexte du droit canadien est la distinction entre les notions de « réparation » d'un produit breveté et celles de « reconstruction » ou de « fabrication » d'un tel produit. L'acheteur légitime d'un produit breveté est autorisé à réparer ledit produit; toutefois, cet acheteur commet une contrefaçon du brevet si la « réparation » équivaut à une reconstruction[6]. Ainsi, même lorsqu'un acheteur acquiert un produit légalement auprès d'un titulaire de brevet sans être assujetti à aucune restriction, il est possible que l'acheteur commette des actes subséquents pouvant constituer une violation du brevet si ceux-ci équivalent à une fabrication du produit.

Marques de commerce

Au Canada, la Loi sur les marques de commerce ne prévoit pas expressément la notion de l'épuisement des droits, mais les tribunaux l'appliquent néanmoins comme principe dans leurs décisions. En vertu de la Loi, le propriétaire d'un enregistrement de marque de commerce couvrant, par exemple, des bottes de randonnée est protégé contre les tiers qui vendent également des bottes de randonnée au Canada portant la même marque (ou une marque similaire au point de créer de la confusion). Cependant, une fois qu'une paire spécifique de bottes portant la marque a été vendue par le propriétaire de la marque à son acheteur initial (par exemple, le grossiste du propriétaire de la marque), aux yeux des tribunaux canadiens, la revente ultérieure de cette paire de bottes par l'acheteur initial ou par des tiers ne constitue généralement pas une atteinte aux droits de marque de commerce du propriétaire de la marque[7], et ce, même si la revente est effectuée contre la volonté du propriétaire de la marque[8].

En outre, les tribunaux canadiens suivent généralement le principe de l'épuisement international des droits. Cela signifie que même si la vente initiale d'une paire de bottes de randonnée par le propriétaire de la marque a lieu à l'extérieur du Canada (p. ex. aux États-Unis), la notion de l'épuisement des droits s'applique tout de même généralement lorsque cette paire de bottes spécifique est importée et revendue au Canada. Par conséquent, il peut être difficile d'empêcher des tiers d'acheter les produits authentiques/de marque d'un propriétaire de marque dans d'autres pays puis de les revendre au Canada sans autorisation. Les tribunaux ne considèrent pas que de tels produits, qu'on qualifie comme étant issus du marché parallèle ou comme étant des importations parallèles, portent intrinsèquement atteinte aux droits de marque de commerce, puisque les produits concernés sont authentiques[9].

Cela dit, même la revente de produits authentiques peut se solder par une déclaration de responsabilité ou une mesure injonctive s'il est déterminé que les consommateurs ont été induits en erreur. Prenons, par exemple, la situation suivante : les consommateurs au Canada tendent à associer la marque du propriétaire de marque à des bottes de randonnée isolées convenant à une utilisation par temps froid, car c'est le type de produit que le propriétaire de la marque a toujours vendu sur le marché canadien. Si un tiers non autorisé commence à vendre sur le marché parallèle au Canada des bottes portant la marque concernée, mais conçues et destinées à être utilisées dans un climat plus chaud, sans avertir les consommateurs des différences entre les deux types de bottes[10], le propriétaire de la marque pourrait, de façon crédible, chercher à restreindre ce comportement en faisant valoir qu'ayant été induits en erreur, les consommateurs sont susceptibles d'acheter des bottes qui sont substantiellement différentes de ce qu'ils voulaient et de ce dont ils avaient besoin.

Une autre forme de tromperie pouvant donner lieu à une déclaration de responsabilité survient lorsqu'un revendeur fait croire aux consommateurs qu'il entretient une certaine relation avec le propriétaire de la marque, par exemple à titre de distributeur autorisé ou exclusif. Dans une décision récente[11], la Cour fédérale du Canada a conclu que le fait de prétendre faussement être le distributeur exclusif d'un propriétaire de marque peut constituer un délit d'imitation trompeuse (malgré le fait qu'il était question de produits authentiques). En définitive, la Cour a jugé que la fausse déclaration de la défenderesse avait induit les consommateurs en erreur et porté atteinte à la réputation du propriétaire de marque.

Notons qu'il existe d'autres scénarios de revente dans lesquels il se peut que l'épuisement des droits de marque de commerce ne s'appliquent pas, comme celui où un revendeur intègre le produit du propriétaire de marque dans un produit entièrement nouveau, mais que la marque de commerce du propriétaire de marque demeure visible. Le cas échéant, on pourra conclure à la contrefaçon s'il est déterminé que les consommateurs ont perçu le nouveau produit (qui ne provient pas du propriétaire de marque) comme portant ladite marque, et que cette perception a créé une confusion quant à la source du nouveau produit[12]. Donc en conclusion, même si les tribunaux canadiens adhèrent généralement au principe de l'épuisement des droits, ce dernier ne procure pas aux revendeurs non autorisés une protection garantie à tout coup contre les poursuites en contrefaçon de marques de commerce.


[1] Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043, par. 226.

[2] Signalisation de Montréal Inc. c. Services de Béton Universels Ltée, [1992] ACF no1151 (CAF). Pour un arrêt plus récent, voir Bombardier Produits Récréatifs Inc. c. Arctic Cat Inc., 2020 CF 946, par. 39.

[3] Eli Lilly & Co c. Novopharm Ltd, [1998] 2 RCS 129.

[4] Distrimedic Inc c. Dispill Inc, 2013 CF 1043, par. 226.

[5] Il convient de noter que l'approche canadienne contraste avec les conclusions de la Cour suprême des États-Unis dans Impression Products, Inc. v. Lexmark International, Inc., 137 S.Ct 1523 (2017). Dans cette affaire, il a été déterminé que le fait que le breveté ait imposé des restrictions quant à l'usage après-vente est sans importance; les droits du breveté en matière de revendication du brevet étaient épuisés et le seul potentiel recours s'offrant à lui était la réclamation pour rupture de contrat.

[6] MacLennan c. Produits Gilbert Inc, 2008 CAF 35, par. 14. Cette affaire concernait une combinaison brevetée comprenant une dent de scie et un support de dent de scie destinés à être fixés à une lame de scie circulaire. La dent de scie était fixée à son support de telle sorte qu'elle pouvait s'en séparer au cours d'une usure normale, avant que la lame ne soit endommagée. Concluant qu'il y avait eu contrefaçon, la Cour a jugé qu'en remplaçant un élément clé de la combinaison brevetée, c'est-à-dire la dent de scie, après une usure normale, le contrefacteur accusé avait procédé à une reconstruction, et non à une réparation.

[7] Voir p. ex., Consumers Distributing Co. v. Seiko Time Canada Ltd. (1984), 1 C.P.R. (3d) 1 (SCC), par. 18 et 26 [Seiko].

[8] Cela suppose que dans le cadre de la vente initiale par le propriétaire de la marque de commerce, aucune condition n'a été imposée à l'acheteur quant à la revente des produits. Le revendeur peut également être confronté à divers autres obstacles juridiques qui limitent en pratique sa capacité à revendre les produits, notamment des lois sur l'étiquetage auxquelles le revendeur doit se conformer.

[9] Voir Smith & Nephew Inc. v. Glen Oak Inc. (1996), 68 C.P.R. (3d) 153 (FCA) au par. 11: «  Les produits qui sont mis dans le circuit commercial par le propriétaire d'une marque déposée ne sont pas des produits contrefaits simplement parce qu'ils sont arrivés sur un marché géographique donné où le propriétaire de la marque ne veut pas qu'ils soient distribués. » Voir aussi TSI ci-après, note 11, par. 26.

[10] Dans Seiko, précité à la note 7, il y avait une différence entre les produits autorisés et les produits du marché parallèle, dans la mesure où leurs garanties respectives étaient différentes. Néanmoins, la défenderesse a été autorisée à continuer de vendre les produits du marché parallèle, car elle avait pris des mesures afin d'informer les consommateurs de la différence des garanties.

[11] TFI Foods Ltd. c. Every Green International Inc., 2021 CF 241 [TSI].

[12] H-D U.S.A., LLC c. Varzari, 2021 CF 620.


CECI NE CONSTITUE PAS UN AVIS JURIDIQUE. L'information qui est présentée dans le site Web sous quelque forme que ce soit est fournie à titre informatif uniquement. Elle ne constitue pas un avis juridique et ne devrait pas être interprétée comme tel. Aucun utilisateur ne devrait prendre ou négliger de prendre des décisions en se fiant uniquement à ces renseignements, ni ignorer les conseils juridiques d'un professionnel ou tarder à consulter un professionnel sur la base de ce qu'il a lu dans ce site Web. Les professionnels de Gowling WLG seront heureux de discuter avec l'utilisateur des différentes options possibles concernant certaines questions juridiques précises.