Quelle est la portée juridictionnelle de la JUB?

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21 octobre 2022

La Juridiction unifiée du brevet (JUB) pourrait-elle accorder des mesures effectives au Royaume-Uni au titre d’une décision relative à la partie allemande d’un brevet européen?

La partie grecque d’un brevet européen pourrait-elle faire l’objet d’un litige devant la JUB, même si la Grèce n’a pas ratifié l’Accord relatif à la JUB?

La contrefaçon de la partie espagnole d’un brevet européen pourrait-elle être tranchée par la JUB, même si l’Espagne n’a pas signé l’Accord relatif à la JUB?

La JUB a récemment proposé une modification du Règlement, qui permettrait sans doute de répondre à ces trois questions par l'affirmative.



Éléments de contexte

La plupart des lecteurs savent déjà qu’afin d'échapper à la compétence de la JUB, les titulaires de brevets européens pourront recourir à une procédure de dérogation (opt out).

La règle 5.1(b) du Règlement, qui concerne les dérogations, a récemment été modifiée comme suit :

« La déclaration de dérogation est faite pour tous les États membres contractants pour lesquels le brevet européen a été délivré ou qui ont été désignés dans la demande. »

Selon la version précédente de la règle, seule une partie des états désignés par le brevet européen devait faire l’objet d’une dérogation, à savoir les États membres contractants (le périmètre des États membres contractants n’était pas clairement défini, mais interprété au choix comme celui des pays ayant signé, ou signé et ratifié l’Accord relatif à la JUB).

La modification susmentionnée implique que la dérogation doit concerner toutes les parties du brevet européen. Un brevet européen peut contenir jusqu'à 39 parties (à savoir les 39 pays membres de la Convention sur le brevet européen, hors États membres de l’extension) qui entrent dans les catégories suivantes :

  1. Pays de catégorie 1 – Ne sont ni dans l’UE ni dans le marché unique :
    • L’Albanie, la Macédoine, Monaco, le Royaume-Uni, Saint-Marin, la Serbie et la Turquie
  2. Pays de catégorie 2 – Ne sont pas dans l’UE, mais sont dans l’Espace économique européen (EEE) et/ou dans le marché unique et n’ont pas signé l’Accord relatif à la JUB :
    • L’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse
  3. Pays de catégorie 3 – Sont dans l’UE, mais n’ont pas signé l’Accord relatif à la JUB :
    • La Croatie, l’Espagne et la Pologne
  4. Pays de catégorie 4 – Sont dans l’UE et ont signé (mais pas ratifié) l’Accord relatif à la JUB :
    • Chypre, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie
  5. Pays de catégorie 5 – Sont dans l’UE et ont signé et ratifié (ou vont ratifier) l’Accord relatif à la JUB :
    • L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Suède

À première vue, la modification semble clarifier la procédure de dérogation. Il existe toutefois quelques subtilités, ainsi que le relève le rapport d’analyse du Comité administratif de la JUB :

« [La précédente version de la règle 5.1(b)] implique que la JUB n’a compétence que sur les États membres contractants de l’Accord relatif à la JUB, ce qui n’est pas le cas. »

Voyons ce que cela peut signifier. Tout d’abord, il est essentiel d’évoquer deux composantes majeures du système juridictionnel de l’UE : 1) le régime de Bruxelles ; 2) la convention de Lugano.

Le régime de Bruxelles

Dans le présent article, le régime de Bruxelles désigne le règlement (UE) no 1215/2012 (Bruxelles I (refondu)) tel que modifié par le règlement (UE) no 542/2014. Il régit principalement la répartition des compétences juridictionnelles entre les juridictions des États membres de l’UE et la JUB (qui est désormais une juridiction commune de l’UE).

La convention de Lugano

La convention de Lugano de 2007 régit principalement la répartition des compétences juridictionnelles entre les juridictions des États membres de l’UE et la Norvège, l’Islande, le Liechtenstein (qui font partie de l’Espace économique européen) et la Suisse. La question de savoir si la JUB est (ou sera) régie par la convention de Lugano n’est pas tranchée à l’heure actuelle, en l’absence de modification de la convention qui reconnaîtrait formellement la JUB comme cela a été le cas pour le régime de Bruxelles.

Les brevets européens : rappel de la situation actuelle

Le régime de Bruxelles et la convention de Lugano se ressemblent sous de nombreux aspects. Le point de départ est qu'un défendeur devrait être poursuivi dans son pays de domiciliation. Cependant, les droits de brevet sont des droits nationaux et, dans la plupart des cas, une personne qui contrefait par exemple la désignation allemande d’un brevet européen sera poursuivie pour contrefaçon de cette désignation nationale devant les juridictions nationales allemandes, indépendamment de son pays de domiciliation. Cela repose sur une combinaison de l’article 7.2 du règlement no 1215/2012, de l’article 5.3 de la convention de Lugano (qui établit qu’en matière civile, les défendeurs peuvent être poursuivis dans le pays où le dommage s’est produit) et de l’article 2.2 de la Convention sur le brevet européen (qui établit qu’un brevet européen doit, dans chacun des États contractants dans lesquels il est délivré, avoir le même effet et être soumis aux mêmes règles qu’un brevet national délivré par cet État).

Les règles envisagent un certain nombre de cas dans lesquels un droit de brevet européen peut fonder une action devant une juridiction d'un État non désigné par le brevet (p. ex. en cas de pluralité de défendeurs avec un risque de décisions inconciliables). Cependant, ces règles ne sont généralement pas mises en œuvre là où la validité pose également problème car les décisions portant sur la validité relèvent toujours de la compétence des juridictions nationales de l’État dont la partie est contrefaite.

La JUB va bien évidemment modifier ce statu quo. Certaines parties du brevet européen pourront désormais faire l’objet d’un litige devant la nouvelle juridiction, et une seule décision portant sur la contrefaçon et la validité produira ses effets dans de nombreux États.

Mais quelles parties du brevet et quels États?

Les problèmes de compétence de la JUB

Le régime de Bruxelles soulève deux questions intéressantes. Le règlement no 1215/2012 énonce que :

  1. La demande de mesures provisoires, notamment conservatoires, peut être effectuée devant la JUB, même si les juridictions d’un autre État (notamment hors de l’UE) sont compétentes sur le fond (article 71 ter 2) ;
  2. Lorsque la JUB a compétence sur un défendeur dans un litige relatif à la contrefaçon d’un brevet européen ayant provoqué un dommage dans l’UE, cette juridiction est également compétente pour réparer les préjudices subis par cette contrefaçon hors de l’UE (article 71 ter 3).

L’UE a donc sans doute légiféré afin de permettre à la JUB d’être compétente pour connaître ces demandes de mesures provisoires et d’octroi de dommages-intérêts, et ainsi d’étendre ses attributions au-delà de l’UE.

Notons que c’est le règlement no 1215/2012 qui, dans certains cas, permet à une société de bénéficier de mesures conservatoires paneuropéennes (sur le fondement des désignations multiples de brevets européens), par exemple d’une juridiction des Pays-Bas, comme l’illustre la procédure récente entre le titulaire de brevet Novartis et le contrefacteur présumé Pharmaten.

Quelle est donc la portée juridictionnelle de la JUB?

Nous traitons ici de chacune des catégories de pays mentionnées ci-dessus et nous indiquons notre avis concernant la compétence de la JUB sur chacune d’elles.

Pays de catégorie 1 (l’Albanie, la Macédoine, Monaco, le Royaume-Uni, Saint-Marin, la Serbie et la Turquie)

Ces pays ne sont ni dans l’UE, ni des États parties au régime de Bruxelles ou à la convention de Lugano ou régis par eux. Bien que les dispositions du règlement no 1215/2012 visent à permettre à la JUB d’avoir compétence sur des États hors de l’UE, nous pensons que pour des raisons politiques, la JUB ne pourra pas étendre sa compétence sans l’accord des juridictions des pays concernés. Les juridictions britanniques ont manifesté leur intention d’accorder des injonctions anti-poursuites dans les cas où une juridiction étrangère chercherait à excéder sa compétence juridictionnelle (voir p. ex. Cook v Boston [2022] EWHC 504 (Pat)). De même que nous ne pensons pas que la JUB puisse exercer sa compétence aux États-Unis ou en Chine (ni exercer ses droits dans ces pays), la JUB ne pourrait pas non plus le faire dans les pays de catégorie 1, et notamment au Royaume-Uni.

Pays de catégorie 2 (l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse)

La convention de Lugano régit la répartition des compétences juridictionnelles entre ces pays et la JUB. Comme mentionné ci-dessus, la question de savoir si la JUB sera régie par la convention de Lugano n’est pas tranchée et nous pensons que cette question devra l’être le moment venu.

Pays de catégorie 3 (la Croatie, l’Espagne, la Pologne)

Dans les États membres de l’UE qui n’ont pas signé l’Accord relatif à la JUB, le régime de Bruxelles continuera à s’appliquer. Par conséquent, de même qu’une juridiction néerlandaise peut dans certains cas ordonner des mesures conservatoires transfrontalières dans le cadre de désignations non néerlandaises d’un brevet européen, la JUB aura cette même compétence (bien qu’on ignore si, dans les faits, la JUB exercerait cette prérogative). Cependant, les décisions portant sur la validité des parties de brevets européens de pays de catégorie 3 relèveront toujours de la compétence des juridictions nationales de ces pays, et non de celle de la JUB.

Pays de catégorie 4 (Chypre, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie)

Dans ces pays, qui ont signé mais pas ratifié l’Accord relatif à la JUB, la question n’est pas tranchée non plus puisque le règlement no 1215/2012 (article 71 ter 1) énonce que :

« la juridiction commune [c.-à-d. la JUB] est compétente lorsque, en vertu du présent règlement, les juridictions d’un État membre partie à l’instrument instituant la juridiction commune seraient compétentes dans une matière régie par cet instrument ».

La question n’est pas tranchée de savoir si l’expression « partie à l’instrument instituant la juridiction commune » comprend les États qui ont signé mais pas ratifié l’Accord relatif à la JUB. La question centrale qui devra être tranchée est de savoir si les décisions portant sur la validité et la contrefaçon des parties de brevets européens de pays qui ont signé mais pas ratifié l’Accord relatif à la JUB (par exemple la Grèce) relèveront de la compétence de la JUB.

Pays de catégorie 5 (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, la France, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Suède)

La situation des pays qui ont signé et ratifié l’Accord relatif à la JUB est claire : la totalité du spectre et des recours de la JUB sera accessible dans ces pays, notamment les décisions portant sur la validité et la contrefaçon des parties de brevets européens de ces pays, l’ordonnance de mesures conservatoires et définitives et l’octroi de dommages-intérêts dans ces pays.

En résumé

Compte tenu la visée et la portée de la nouvelle JUB, il ne faut pas s’étonner que son fonctionnement pratique et son champs d’application seront clarifiés. Cette tâche reviendra en partie à la Cour de justice de l’Union européenne, mais d’ici-là nous sommes impatients de voir comment ces questions seront abordées et comment nous pourrons nous retrouver dans les dédales du système européen des brevets (tant la JUB que son interaction avec les juridictions nationales) dans les années à venir.

Pour toute question, veuillez communiquer avec Gordon HarrisAilsa CarterArnie Francis ou Alex Driver.

 


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