Un employeur doit-il refuser la démission d'un salarié pour ne pas le priver d'un éventuel programme de retraite anticipée? Non, répond la Cour supérieure.

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12 avril 2023

Un employeur doit-il être comme un livre ouvert avec ses salariés? Un employeur contrevient-il aux exigences de la bonne foi lorsqu'il omet de partager avec un salarié des renseignements susceptibles d'influencer les décisions à venir de ce dernier? Le 20 février 2023, la Cour supérieure a rendu la décision Siemens Canada limitée c. Lévesque[1], laquelle offre des éléments de réponse à ces questions.



Dans cette décision, l'honorable juge Claude Villeneuve, j.c.s., a accueilli le pourvoi en contrôle judiciaire de Siemens Canada Limitée (« Siemens ») qui contestait une décision de l'arbitre de griefs, Me Éric Lévesque, ayant notamment accueilli le grief d'une plaignante qui demandait l'annulation de sa propre démission. L'arbitre avait conclu que l'obligation de bonne foi aurait requis Siemens d'informer la plaignante qu'en démissionnant, elle se privait du bénéfice d'un programme de retraite anticipée mis en place[2]. Le juge Villeneuve a cassé cette décision, l'estimant déraisonnable, à quelques points de vue.

Contexte 

Les salariés de la production de l'usine de Siemens à Drummondville sont représentés par le syndicat Unifor, section locale 244 (« Unifor »). Leurs conditions de travail sont régies par une convention collective conclue entre Unifor et Siemens.

Siemens met en place un programme de retraite anticipée (le « Programme »). Un tel programme n'était pas prévu à la convention collective entre les parties.

Le Programme prévoit qu'un salarié peut bénéficier d'une prime jusqu'à concurrence d'un maximum de 50 000 $ s'il devance sa date de retraite. Le Programme a été offert aux salariés de l'usine de Drummondville par ordre d'ancienneté. Siemens a prévu un budget de 1 million de dollars pour ce Programme, ce qui limitait le nombre de bénéficiaires à une vingtaine.

L'une des conditions d'admissibilité au Programme déterminée par Siemens était d'être un salarié actif dont « aucune date de terminaison (retraite ou autres) n'[était] déjà soumise ou planifiée ». Ainsi, les salariés qui avaient déjà remis leur démission lors de la date de mise en œuvre du Programme n'ont pas été considérés y être admissibles.

Deux des salariées ainsi exclues avaient remis leur démission peu de temps avant l'établissement du Programme : la première, plus d'un mois et la deuxième, quelques jours. N'eut été de leur démission, ces salariées auraient eu l'ancienneté requise pour être admissibles au Programme et auraient reçu des sommes en vertu de celui-ci.

Unifor a déposé deux (2) griefs au bénéfice de ces salariées contestant la décision de Siemens d'accepter leur démission. Les griefs alléguaient que Siemens savait que le Programme serait mis sur pied au moment d'accepter la démission des plaignantes. Le remède recherché était l'annulation des démissions des plaignantes afin qu'elles puissent bénéficier du Programme et recevoir 50 000 $. Unifor et Siemens ont saisi l'arbitre Me Éric Lévesque de ces griefs.

La sentence arbitrale

L'arbitre a indiqué que la question à trancher était celle de savoir si Siemens avait contrevenu à son obligation de bonne foi et de renseignement en n'informant pas les plaignantes, au moment de leur démission, qu'elles se privaient du bénéfice du Programme à venir.

L'arbitre a rejeté le grief de la salariée qui avait démissionné plus d'un mois avant la date butoir, principalement parce qu'il a estimé que la preuve n'établissait pas qu'à ce moment, Siemens savait qu'elle allait offrir le Programme à ses salariés. Dans ce contexte, l'arbitre a estimé que Siemens n'avait pas manqué à son obligation de renseignement.

Cependant, l'arbitre a accueilli le grief de la deuxième salariée, laquelle avait démissionné quelques jours avant la mise en place du Programme. L'arbitre a estimé que Siemens savait à la date de la démission de cette salariée que celle-ci s'excluait du Programme en démissionnant. Selon l'arbitre, en s'abstenant de dévoiler l'existence du Programme à la salariée à ce moment, Siemens aurait manqué à son devoir de renseignement, puisque ce renseignement aurait pu amener la salariée à différer sa décision de démissionner.

L'arbitre a reconnu que Siemens n'a pas contrevenu à son obligation de bonne foi en établissant la condition d'admissibilité au Programme voulant que les salariés ne devaient pas déjà avoir une date prévue de départ. Selon l'arbitre, le Programme avait pour objectif de réduire les impacts de la fermeture du département des disjoncteurs en incitant des salariés à prendre leur retraite et ainsi éviter à Siemens d'avoir à les licencier. Ainsi, compte tenu de cet objectif, la condition d'admissibilité imposée par Siemens était légitime selon l'arbitre. Selon ce dernier, rendre admissibles au Programme les salariées ayant déjà annoncé leur départ n'aurait pas atteint l'objectif de réduction des licenciements.

Le jugement de la Cour supérieure

La Cour supérieure, appliquant les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov[3], a jugé la sentence arbitrale de l'arbitre Lévesque déraisonnable au motif que l'arbitre n'a pas tenu compte des contraintes juridiques auxquelles il était assujetti.

La Cour supérieure s'est d'abord attardée aux contraintes juridiques applicables dans le contexte de rapports collectifs de travail. Selon la Cour, l'arbitre a omis de tenir compte du fait qu'Unifor, en tant qu'association accréditée, avait l'exclusivité du mandat de représentation des salariés de la production de Siemens. Cette exclusivité empêchait Siemens de traiter directement avec ces salariés :

« [71] Or, en décidant que Siemens était tenue d'informer la plaignante Paris du Programme à venir afin de lui permettre de différer sa démission en ayant accès à une information secrète et privilégiée, l'Arbitre omet complètement de tenir compte qu'une négociation directe entre un employeur et une employée quant à ses conditions de travail constitue une violation de la Convention pouvant donner ouverture à un grief syndical. »

Le juge Villeneuve a, de plus, estimé que l'arbitre avait imposé à Siemens une obligation de dévoiler à la salariée un licenciement collectif à venir, une obligation qui n'existe ni dans la Loi sur les normes du travail[4], ni dans la convention collective :

« [78] Ainsi, dans le contexte des rapports collectifs de travail, Siemens n'était absolument pas tenue de dévoiler à l'avance à la salariée Paris le licenciement collectif qui allait être annoncé le 1er février 2017. Siemens ne pouvait pas non plus discuter avec Paris dans le but de l'inciter à retarder sa démission afin qu'elle puisse éventuellement bénéficier du Programme destiné à encourager les employés à quitter leur emploi. Au contraire, c'est avec Unifor, et non avec la salariée, que la direction de Siemens était tenue de discuter du Programme qui allait être offert aux employés concernés.

[79] L'Arbitre impose donc des obligations à Siemens qui n'existent tout simplement pas en droit dans un régime de rapports collectifs du travail. »

La Cour supérieure examine la façon dont l'arbitre a appliqué l'obligation de bonne foi. Citant la Cour suprême dans l'arrêt Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec[5], le juge Villeneuve a rappelé :

« (…) que les exigences de la bonne foi doivent pouvoir coexister avec la recherche par une partie de la "satisfaction de ses propres intérêts" et que ceux-ci peuvent varier en fonction du contexte de la relation contractuelle »[6].

Compte tenu du fait que l'objectif du Programme était de réduire les impacts de la fermeture d'un département, objectif reconnu comme étant légitime par l'arbitre, la Cour indique que la « satisfaction des propres intérêts » de Siemens passait par l'acceptation des démissions qui lui étaient soumises avant la présentation du Programme. En d'autres termes, on ne pouvait voir l'acceptation par Siemens de la démission de la salariée comme un indicateur de mauvaise foi dans les circonstances.

En plus de ce qui précède, la Cour supérieure a retenu que rien ne démontrait dans cette affaire que la démission de la salariée n'avait pas été donnée de façon libre et volontaire et sa validité n'était pas conditionnée à une obligation positive de renseignement de la part de Siemens.

En concluant son analyse, la Cour émet le commentaire suivant :

« [97] On peut certainement être sympathique à la cause de madame Paris qui a décidé de démissionner quelques jours seulement avant l'annonce du Programme, mais la sympathie est un bien mauvais guide quand vient le temps d'administrer la justice. » [Références omises]

Conclusion

La Cour supérieure a donc effectué un recadrage important concernant l'obligation de bonne foi et le devoir de renseignement lorsque ces notions sont invoquées dans le cadre d'un litige découlant d'une convention collective. Cette notion de bonne foi doit être appliquée avec discernement d'une part et d'autre part, doit pouvoir coexister avec la recherche pour l'autre partie de ses propres intérêts.

En somme, la Cour supérieure envoie un message clair : la notion de bonne foi n'a pas une portée illimitée et ne peut servir de moyen pour justifier une décision qui repose, en réalité, uniquement sur la sympathie envers le plaignant.

Pour plus d'information quant aux répercussions de cette décision, nous vous invitons à communiquer avec un membre de l'équipe Travail, emploi et droits de la personne de Gowling WLG.


[1] 2023 QCCS 483

[2] Unifor c.Siemens Canada Ltée, 2021 CanLII 141123 (QC SAT)

[3] 2019 CSC 65.

[4] RLRQ, c. N-1.1.

[5] 2018 CSC 46.

[6] Au par. 85.


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