Delphine Robert
Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode de Format légal, le balado l'actualité juridique, proposé par Gowling WLG, cabinet juridique international. Pensez à nous suivre pour ne manquer aucun épisode et visitez notre site Internet gowlingwlg.com pour consulter toutes nos ressources et connaître les dernières nouvelles juridiques.
Aujourd'hui, dans cet épisode, nous allons discuter de l'arrêt Mike Ward contre la Commission des droits de la personne et de la jeunesse rendu le 29 octobre dernier par la Cour suprême du Canada. Presque 10 ans après la plainte initiale de M. Gabriel à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, qu'on appelle « la Commission » pour les fins de cet épisode, la Cour suprême a donné raison à Mike Ward. Cinq juges se sont rangés du côté de la majorité, alors que quatre juges sont dissidents et cette affaire a fait couler beaucoup d'encre depuis ses débuts. Le moindre que l'on puisse dire est que cette décision est loin de faire l'unanimité. Au cœur du litige se trouve l'équilibre entre le droit à la liberté d'expression et le droit à la sauvegarde de la dignité.
Alors, afin de mieux comprendre les implications juridiques de cet arrêt, nous vous proposons de décortiquer le raisonnement des juges majoritaires ainsi que celui des juges minoritaires. Et, pour ce faire, je suis accompagnée aujourd'hui de Tristan Joanette, avocat chez Gowling WLG à Ottawa, qui a d'ailleurs travaillé dans ce dossier à la Cour suprême du Canada pour l'un des intervenants du dossier. Bonjour, Tristan.
Tristan Joanette
Bonjour, Delphine.
Delphine Robert
Je suis également accompagnée de Laurianne Walker-Hanley à Montréal qui pratique, notamment, en matière de diffamation. Bonjour, Laurianne.
Laurianne Walker-Hanley
Bonjour, Delphine.
Delphine Robert
Alors, pourquoi est-ce que cette décision était autant attendue?
Laurianne Walker-Hanley
D'une part, c'est certain que cette décision traite de thèmes qui sont très discutés présentement dans la société, que ce soit l'importance de la liberté d'expression ou encore la protection de groupes minoritaires, collectivement on tente de trouver un équilibre à travers ça, et cet arrêt, qui a été rendu, vient toucher au niveau juridique à ces thèmes et suscitait donc un fort intérêt.
Tristan Joanette
Je pense aussi sur le plan juridique qu'il y a deux éléments intéressants dans cet arrêt de la Cour suprême. D'une part, on vient clarifier la procédure à suivre. Est-ce qu'on va selon un recours en diffamation ou plutôt un recours en matière de discrimination? Alors, ici, la Cour offre des précisions sur cette question, parce qu'il y avait beaucoup d'ambiguïté au cours des dernières années sur cette question. Il y a également toute la question du droit à la dignité, ou plutôt le droit à la sauvegarde de la dignité, ainsi que la liberté d'expression. Alors, ce sont deux enjeux qui sont souvent et fréquemment discutés et la Cour suprême vient vraiment préciser sa pensée sur ces deux éléments. Alors, sur le plan juridique, ne serait-ce que pour ces deux éléments, je pense que c'est un arrêt très intéressant pour la Cour suprême.
Delphine Robert
En effet, cet arrêt de la Cour suprême soulève, comme vous le dites, non seulement des questions juridiques, évidemment, mais aussi des questions sociales qui vont continuer à faire l'objet de nombreuses réflexions sociétales, sans aucun doute. Mais avant d'examiner le raisonnement juridique, peut-être pourrions-nous rappeler brièvement les faits de cette affaire.
Laurianne Walker-Hanley
Parlons, dans un premier temps, de nos deux protagonistes. D'une part, nous avons M. Gabriel qui est atteint du syndrome de Treacher Collins et qui, dès ses 9 ans, acquiert une certaine notoriété alors qu'il chante et participe à divers spectacles. De l'autre côté, nous avons M. Ward, qui est un humoriste bien connu, particulièrement pour son humour noir. Et leurs destinées ont fini par se rejoindre alors que Mike Ward présente un spectacle qui s'appelle « Mike Ward s'expose », qui comprend un numéro qui s'intitule les intouchables. Dans ce numéro, Mike Ward parle, rit de personnalités qu'il considère dont on ne peut pas rire au Québec. Il parle, il rit entre autres de Guy A Lepage, d'Ariane Moffatt et, finalement, la blague qui lui aura valu presque 10 ans de saga judiciaire, il rit de M. Gabriel.
On oublie parfois la blague qui est à la source même de tout ça, mais à travers cette blague il rit non seulement du handicap, du physique de M. Gabriel, mais il mentionne également vouloir… il fait écho à peut-être vouloir essayer de le noyer. Mike Ward présente ce spectacle environ 230 fois et des captations vidéo sont également prises. M. Gabriel mentionne avoir vu pour la première fois une vidéo en 2010. Il mentionne avoir été blessé, dégoûté par les blagues, d'avoir eu des pensées suicidaires et il mentionne que des élèves reprennent les blagues et rit de lui, l'intimident dans la cour d'école. Et c'est donc à travers ça qu'en 2012 M. Gabriel, accompagné de ses parents, décide de porter plainte à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, qu'on appellera, comme déjà mentionné, la Commission.
Petite parenthèse. La Commission, qu'est-ce que c'est exactement? C'est un organisme indépendant qui assure la promotion et le respect des droits et libertés de la personne, de la jeunesse et de l'accès à l'égalité. Dans le cadre de ce mandat, elle peut, si elle reçoit une plainte, porter cette cause au nom de la personne devant le tribunal des droits de la personne. C'est donc ce que la Commission a fait avec la plainte de M. Gabriel après l'avoir analysée et considéré qu'il y avait suffisamment de preuves pour déposer un recours en son nom pour la discrimination. C'est donc ce qui explique pourquoi encore devant la Cour suprême on parle réellement de Mike Ward contre la Commission et non contre M. Gabriel lui-même. Donc, le tribunal par la suite prononce une première décision et donne raison à M. Gabriel.
Tristan Joanette
Alors, évidemment, après la décision du tribunal, le tout s'est rendu à la Cour d'appel du Québec. À la Cour d'appel du Québec, les juges majoritaires ont déterminé que le tribunal avait raison de conclure qu'il y avait discrimination en l'espèce. Par contre, la juge en dissidence, la juge Savard, était en désaccord sur l'application du test de discrimination. Selon elle, en appliquant les trois étapes du test de discrimination, il n'y avait pas de discrimination en l'espèce. Alors, évidemment, la juge a clairement énoncé sa dissidence dans cet arrêt. Reste néanmoins que les juges majoritaires, tout comme le tribunal, ont déterminé qu'il y avait discrimination en l'espèce, ce qui a amené le dossier devant la Cour suprême du Canada qu'une fois de plus Mike Ward a porté en appel.
Delphine Robert
Merci beaucoup. Avant de se lancer dans l'analyse juridique, pourriez-vous nous rappeler quels droits sont discutés dans cette affaire?
Laurianne Walker-Hanley
Oui, définitivement. Dans un premier temps, c'est important de se rappeler qu'il est question ici de droits qui sont prévus à la Charte québécoise des droits et libertés. On le rappelle, cette Charte ne lie pas uniquement l'État, mais également toute personne morale ou physique sur le territoire du Québec. De manière plus spécifique, on parle des articles 3, 4, 9.1 et 10 de la Charte dans cette affaire. L'article 3 de manière générale prévoit et assure la liberté d'expression. L'article 4 assure entre autres la sauvegarde de la dignité. L'article 9.1 précise que ces libertés et droits fondamentaux, entre autres la liberté d'expression et la sauvegarde de la dignité, s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. Finalement, l'article 10, qui prévoit que toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice en pleine égalité des droits et libertés sans distinction, exclusion ou préférence. Et là on énumère différents motifs, dont, plus spécifiquement, le handicap, qui est vraiment le motif dont on va discuter aujourd'hui.
Delphine Robert
Merci, Laurianne. Alors, avec ces faits à l'esprit, examinons maintenant la question juridique. Plus précisément, j'aimerais qu'on examine d'abord les questions juridiques liées au choix du recours, c'est-à-dire le choix d'un recours en discrimination plutôt qu'en diffamation. En effet, il est important de préciser que ce dossier n'était pas un dossier de diffamation, mais plutôt un dossier de discrimination. Il semble que les juges insistent d'ailleurs beaucoup sur cette question. Mais avant toute chose, simplement, Laurianne, nous rappeler ce qu'est la diffamation par rapport à la discrimination.
Laurianne Walker-Hanley
Oui. On pensait que c'était nécessaire de peut-être clarifier un peu l'un par rapport à l'autre. Dans un premier temps, la diffamation. Je le rappelle, ce n'est pas un dossier de diffamation, mais on en discute plus tard. Donc, on voulait vraiment le clarifier. La diffamation, de manière générale, c'est vraiment la communication de propos ou d'écrits qui font perdre l'estime ou la considération de quelqu'un envers quelqu'un ou qui suscite à son égard des sentiments défavorables. Au Québec, il n'y a pas de recours particulier pour la diffamation. Il faut donc qu'on se retourne vraiment vers notre article 1457 du Code civil du Québec qui fixe les règles générales. Ce qui veut dire que lorsqu'on entend un recours en diffamation, il faut démontrer : 1) la faute, 2) le préjudice et 3) le lien de causalité qui unit les deux. En matière de diffamation, la faute peut prendre trois formes différentes. La première, la faute peut être des propos désagréables : une personne qui énonce des propos désagréables en les sachant faux. Le deuxième, c'est une personne qui émet des propos désagréables alors qu'elle devrait les savoir faux. Finalement, le troisième, c'est quelqu'un qui tiendrait sans juste motif des propos défavorables, mais véridiques. Et là ça soulève toute la question de l'intérêt public, dont on pourra discuter peut-être une autre fois. Le tout doit être évalué à travers une norme objective d'un citoyen ordinaire.
Delphine Robert
Merci, Laurianne. Alors, Tristan, quelle est la position des juges majoritaires sur cette question?
Tristan Joanette
Alors, ce que les juges majoritaires viennent mentionner, c'est que les deux recours demeurent disponibles. Et ça, c'est important de le préciser. Au paragraphe 27, on mentionne justement que le recours en discrimination existe toujours. Les juges majoritaires écrivent ce qui suit : « Pour que le tribunal puisse entendre des litiges mettant en cause des propos comme ceux prononcés en l'espèce, il faut nécessairement que ces propos puissent constituer de la discrimination au sens de l'art. 10 de la Charte ». Donc, le recours en discrimination continue à exister. Toutefois, les juges privilégient le recours en matière de diffamation. Parce que les juges regardent la jurisprudence et se rendent compte qu'il y a un courant de jurisprudence qui utilise le recours en matière de discrimination plutôt que le recours en matière de diffamation. La Cour suprême, les juges majoritaires, met une certaine prudence à ce courant de jurisprudence. On dit : faites attention; nous, on préfère le recours en diffamation. C'est un peu comme si votre voiture déviait de sa trajectoire sur le chemin. Ce que les juges majoritaires disent, c'est : non, non, attention! Restez entre les deux lignes. On sait qu'il y a une jurisprudence qui tend à dévier de la route, mais ne suivez pas ce courant de jurisprudence, suivez plutôt le courant de jurisprudence qui privilégie l'action en matière de diffamation, et le recours en discrimination doit uniquement être utilisé dans les cas clairs de discrimination. Alors, les deux recours demeurent disponibles, mais le recours en diffamation est clairement celui qui doit être privilégié.
Delphine Robert
Merci beaucoup, Tristan. Justement, abordons maintenant la question de la discrimination. Laurianne, peux-tu nous rappeler le test légal pour faire la preuve de discrimination en vertu de la Charte québécoise?
Laurianne Walker-Hanley
Oui. Justement, dans cet arrêt, la Cour suprême vient vraiment préciser le test applicable. De manière générale, il faut comprendre que la discrimination interdite par la loi est celle qui engendre une différence de traitement qui a des effets sur l'acceptation sociale d'un individu. Comment on en vient à déterminer ça? C'est un test qui comporte trois étapes.
La première. On doit démontrer une exclusion, une distinction ou une préférence. La deuxième. On doit démontrer que cette exclusion ou cette distinction est fondée sur l'un des motifs prohibés de l'art. 10. C'est l'article dont on parlait tout à l'heure, qui énumère différents motifs de discrimination dont, entre autres, le handicap. Donc, pour reprendre et l'appliquer un peu plus concrètement, ici, Jérémy Gabriel, ou plutôt la Commission, en fait, devait démontrer qu'il y avait une exclusion à l'égard de M. Gabriel et que cette exclusion était fondée sur, dans le cas en l'espèce, son handicap. Finalement, la troisième étape du test applicable en matière de discrimination, tel que précisé par la Cour suprême ici, c'est qu'on doit démontrer que cette exclusion ou cette distinction compromet la reconnaissance du droit à la sauvegarde de la dignité au regard de l'art. 9.1 dans le contexte où il est invoqué.
Qu'est-ce que ça veut dire? En gros, c'est vraiment à ce moment-ci qu'on a le réel conflit entre la liberté d'expression et le droit à la sauvegarde de la dignité et on vient sous-diviser cette troisième étape en deux étapes distinctes. La première. On doit démontrer qu'une personne raisonnable considérerait que les propos visant l'individu dans ce cas-ci incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction. Donc, c'est vraiment ici qu'on vient dire en gros : ce n'est pas suffisant qu'on rit de quelqu'un, qu'on le méprise peut-être un peu. Il faut vraiment que les propos en viennent à ce qu'on déteste cette personne, à ce qu'on nuise à son acceptation sociale. Dans un deuxième temps – je mentionnais qu'il y avait deux étapes à cette troisième étape – les propos. On va démontrer que les propos, dans leur contexte, peuvent avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée. Donc, concrètement, ça vient vraiment avoir un effet discriminatoire. C'est vraiment là où on vient pondérer à quel point est-ce que cette liberté d'expression, qui est fondamentale, importante, la Cour suprême l'a répété tellement de fois, à quel point est-ce qu'elle nous permet de parler, de dire des choses. Puis cette liberté d'expression permet une expression parfois horrible, comme on l'a souvent dit, mais on vient vraiment tracer la ligne à ces deux sous-questions et on effectue une pondération. Donc, c'est vraiment les trois étapes de notre test.
Delphine Robert
Merci. C'est très clair. Donc, essentiellement, il y a trois étapes au test pour faire la preuve de discrimination. Pour avancer dans la discussion, commençons par examiner les deux premiers éléments du test dont tu viens de nous parler, Laurianne. Tristan, j'aimerais que tu nous expliques l'application du test par les juges majoritaires.
Tristan Joanette
Oui. Effectivement, l'application de ces trois éléments, plus précisément des deux premiers éléments du test, c'est vraiment, je vous dirais, le nœud du problème dans toute cette affaire. Voyons d'abord comment les juges majoritaires ont appliqué ce test. Le premier élément du test, c'est celui de la distinction. Donc, on doit traiter de façon différente une personne ou un groupe de personnes. En l'espèce, ce que les juges majoritaires mentionnent, c'est que les personnes qui ont été nommées, les célébrités auxquelles M. Ward a fait référence dans ses spectacles, ce sont ces gens-là qui ont eu un traitement différentiel. Donc, c'est ce groupe de personnes qu'on a traité différemment que le reste de la population. Alors, pensez à la population dans son ensemble. Tout le monde vague à ses occupations. On a ce groupe de personnes, ce groupe de célébrités qu'on utilise pour se moquer d'eux. Et ça, c'est la distinction que font les juges majoritaires. Ce qui est différent pour les juges minoritaires. Je ne vais pas aborder ça parce qu'évidemment le jugement majoritaire, c'est celui qui fait l'état du droit, mais c'est très important de préciser qu'on est sur une très fine ligne, ici, en l'espèce. Donc, ce que la majorité a mentionné, c'est que le traitement différentiel, c'est basé sur la personnalité publique, sur le fait qu'on s'est moqué d'eux.
Le deuxième élément du test, maintenant. Le traitement différentiel basé sur un des éléments que Laurianne a parlé à l'art. 10. Puisqu'en l'espèce être une personnalité publique n'est pas un des éléments prévus à l'art. 10 de la Charte québécoise, la majorité a essentiellement déterminé qu'il n'y avait pas discrimination en vertu de la Charte québécoise, parce qu'être humoriste ou être une personnalité publique connue n'est pas un motif énuméré à l'art. 10. Alors, évidemment, on est sur une ligne très, très fine ici et c'est la raison pour laquelle les juges majoritaires ont déterminé qu'il n'y avait pas discrimination.
Par contre, regardez le scénario maintenant des juges minoritaires. Ce que les juges minoritaires ont dit, c'est que la distinction, donc l'élément numéro un, ce n'est pas le fait qu'il est une personnalité publique, mais plutôt sur la base de son handicap. Vous vous souvenez, tantôt on est parti de l'ensemble de la population et on a distingué un groupe restreint de personnes de qui ont s'est moqué. Là, le raisonnement est le suivant. On part de ce groupe de personnes et parmi toutes ces personnes de qui on a ri, on n'a pas ri de la même façon de toutes ces personnes-là. On a ri de M. Jérémy Gabriel d'une façon différente qu'on a ri des autres personnes. Ça, c'est ce que la minorité vient dire. Basé là-dessus, ce que la minorité vient dire, c'est qu'on a ri de façon différente, basé sur son handicap. Ce handicap, selon l'étape deux maintenant du test, est un motif prévu à l'art. 10 et donc est couvert.
Alors, c'est vraiment le nœud ici entre le jugement majoritaire et le jugement minoritaire. D'une part, on a la majorité qui part de l'ensemble de la population, qui dit que l'autre groupe qui a eu un traitement différentiel, c'est ce groupe de personnalités publiques et parce que vous êtes une personnalité publique, bien, vous n'êtes pas protégé en vertu de l'art. 10. Minoritaire, maintenant. On part de ce groupe de personnalités. M. Gabriel n'a pas été ri de la même façon dont on a ri des autres et, par conséquent, il est couvert par l'art. 10 parce qu'on a ri de son handicap. Alors, c'est une perspective différente, mais encore là c'est la perspective minoritaire qui ne fait pas l'état du droit en l'espèce. Il faut suivre le jugement de la majorité sur cette question.
Delphine Robert
Merci, Tristan. Maintenant qu'on comprend mieux les points de discorde des juges majoritaires et minoritaires sur les deux premiers éléments du test pour discrimination, Laurianne, pourrais-tu maintenant élaborer sur le troisième point du test?
Laurianne Walker-Hanley
Oui, définitivement. Le troisième élément du test qui est définitivement celui qui devient intéressant, parce que c'est où on fait l'exercice de la pondération entre la liberté d'expression et le droit à la sauvegarde de la dignité et de la réputation. Donc, c'est certain que… ce que la Cour vient faire, c'est recadrer un peu. Donc, on discutait des deux sous-questions qui s'appliquent dans ce troisième critère et il y a des points importants qui sont faits. Premièrement, une forme d'expression qui malmène, qui ridiculise une personne peut certainement inspirer des sentiments de dédain ou de supériorité, mais généralement n'invite pas selon la Cour pour autant à nier leur humanité ou à marginaliser réellement ces gens-là. Deuxièmement, ce que la Cour vient dire, c'est que c'est important de prendre en considération le contexte de ces blagues, qu'elles sont faites dans un spectacle d'humour, dans un contexte d'humour noir que les spectateurs sont en mesure de comprendre.
Donc, ce que la Cour vient dire, c'est vraiment que les propos tenus par M. Ward ne satisfont vraiment à aucune des deux exigences mentionnées préalablement. Ils viennent souligner vraiment l'importance de situer les propos dans leur contexte. Et ce qui est intéressant aussi dans un monde où on parle beaucoup des réseaux sociaux, c'est qu'ils viennent dire qu'on ne peut pas imputer à M. Ward le fait que des gens ont repris par vidéo ou autre ses propos qui étaient mentionnés réellement dans un contexte de spectacle d'humour. Et donc, dans ce contexte-ci, la majorité vient vraiment dire que les propos tenus sont permis dans un sens par la liberté d'expression qui, bien qu'elle ne prenne pas le dessus de manière générale sur la dignité dans ce contexte-ci, permet les propos énoncés par M. Ward. Ce qui met fin pratiquement à, comme on le disait, presque 10 ans de saga judiciaire.
Tristan Joanette
Oui. Et ce qui est intéressant également dans cette mise en balance entre, d'un côté, la liberté d'expression et, de l'autre côté, le droit à la sauvegarde de la dignité, c'est essentiellement les éclairages que la Cour vient nous porter sur le concept de la dignité, parce que la Cour l'a reconnu, qu'il s'agit d'un concept qui a toujours fait l'objet d'une certaine ambiguïté. Au paragraphe 48 de la décision, la Cour mentionne ce qui suit :
[48] […] plusieurs auteurs en conviennent. Derrière cette formulation éloquente se trouve un droit dont la portée est particulièrement difficile à cerner […]
Alors, le droit à la sauvegarde de la dignité a toujours été difficile à cerner. Qu'est-ce que ça veut dire le droit à la sauvegarde de la dignité? Dans cette décision, la Cour refuse de nous offrir une définition. Par contre, la Cour vient nous fournir des précisions. Il y a trois précisions, je pense, qui sont importantes à faire, que la Cour mentionne.
D'une part, c'est qu'on précise que le droit à la dignité ne protège non pas chaque personne en tant que telle, mais l'humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux. C'est donc la notion d'humanité qui est au centre du droit à la sauvegarde de la dignité. Alors, ça, c'est important parce qu'on vient clairement préciser que c'est une norme objective ici et non pas la façon dont vous vous sentez, mais plutôt l'humanité, comment est-ce que votre humanité a été affectée.
Le deuxième élément :
[57] […] le sens de cette notion ont été façonnés par le contexte historique très particulier des atrocités commises au XXe siècle. On pense notamment à la Deuxième Guerre mondiale.
Donc, le concept de la dignité est venu s'inscrire dans ce contexte historique. Ce que les juges majoritaires viennent préciser, c'est qu'il ne faut pas banaliser ce concept du droit à la dignité. C'est un concept qui est chargé de sens historique. Donc, il faut atteindre un certain degré de gravité élevé pour que le droit à la sauvegarde de la dignité s'applique.
Finalement, le troisième élément que la Cour mentionne sur ce concept, c'est que l'art. 4 ne confère pas un droit à la dignité, mais plus précisément un droit à la sauvegarde de la dignité. Et ça, c'est important parce que ce n'est pas un droit en tant que tel, mais c'est la sauvegarde de votre dignité qui est protégée. Alors, pour toutes ces raisons, je pense que la Cour ici vient vraiment préciser quel est ce droit prévu à l'art. 4? On vient essentiellement établir un niveau assez élevé. Cet élément a souvent été utilisé dans des décisions en combinaison avec d'autres éléments de la Charte. Donc, ça venait un peu vide de sens. Ce que la Cour est venue préciser, c'est que c'est un droit séparé des autres droits prévus aux art. 1 à 9 de la Charte et c'est un droit qui nécessite quand même un niveau élevé pour pouvoir être utilisé. Alors, évidemment, c'est des éclaircissements très importants lorsqu'on vient faire cette balance entre liberté d'expression et le droit à la sauvegarde de la dignité. Maintenant, on sait que le critère est très élevé. Ce n'est pas une certaine gravité qui est exigée, mais c'est véritablement un degré de gravité élevé qu'il faut. Alors, décision très intéressante à cet égard de la Cour suprême du Canada.
Delphine Robert
Merci beaucoup à vous deux pour cette discussion vraiment très, très intéressante. Pour le mot de la fin, Tristan, est-ce que tu voudrais apporter d'autres éléments?
Tristan Joanette
Alors, je pense, ce qu'il faut retenir de cette décision, lorsqu'on a des propos de ce genre, le recours qui doit être privilégié, c'est le recours en matière de diffamation. C'est clairement ce que la Cour mentionne. Par contre, le recours en matière de discrimination demeure disponible. Il sera exigeant, par contre, parce qu'il y a les trois éléments du test et notamment le point no 3, où il faudra mettre en balance, d'une part, la liberté d'expression et, de l'autre part, le droit à la dignité. Plus précisément, le droit à la sauvegarde de la dignité. On l'a vu, j'en ai parlé un peu plus tôt, la Cour a établi un critère élevé pour le droit à la sauvegarde de la dignité. Alors, ça ne sera pas évident. Ça demeure possible, mais ça ne sera pas évident. Peut-être, Laurianne, tu aurais quelques points à ajouter, justement, sur ce point de la liberté d'expression. Parce que ça demeure difficile également pour les artistes, parce qu'ils n'ont pas un statut privilégié comme artiste.
Laurianne Walker-Hanley
Non, exactement, Tristan, puis c'était quelque chose que les artistes et que les juristes suivaient spécifiquement. Ils se demandaient si la Cour suprême allait, par l'entremise de cet arrêt, faire de l'expression artistique une catégorie à part entière, dont le statut serait peut-être même supérieur à celui de la liberté d'expression plus générale. Mais la Cour suprême a spécifiquement dit qu'il n'y avait pas lieu de revenir sur sa position qu'elle avait déjà énoncée, entre autres, dans l'arrêt Aubry et que le contexte artistique d'une activité expressive demeure toujours pertinent, mais que les artistes n'ont pas un statut particulier lorsqu'il est question de la liberté d'expression. Ils n'ont pas un degré de protection supérieur à celui de leurs concitoyens. Donc, une autre note qui va guider la suite des choses lorsqu'on parle de la liberté d'expression des artistes.
Tristan Joanette
Oui. Et définitivement qui rendra le recours à la discrimination plus difficile dans cette mise en balance entre, d'une part, la liberté d'expression et, d'autre part, le droit à la sauvegarde de la dignité. Alors, voilà, Delphine.
Delphine Robert
Encore, merci beaucoup à vous deux. Vraiment, très intéressant. Et merci à vous, chers auditeurs. Si vous souhaitez aller plus loin, rendez-vous sur notre site gowlingwlg.com pour consulter toutes les ressources disponibles. Merci, et je vous donne rendez-vous dans un prochain épisode de Format légal.