John Hurley, Ad. E.
Associé
Article
Résumé de l’affaire Chef Robert Kanatewat et al. c. Société de développement de la Baie James et al., [1974] R.P. 38 (Q.S.C.)
En 1971, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, annonçait le « projet du siècle » : la construction d'un vaste projet hydroélectrique à Eeyou Istchee, dans le nord du Québec, comportant l'aménagement des rivières qui se déversent dans la Baie James. Au printemps 1972, le gouvernement du Québec dévoilait les détails du complexe La Grande, qui visait à produire environ 8 000 MW d'énergie grâce à la construction d'une série de centrales hydroélectriques alimentées par la rivière La Grande, et nécessitant le détournement d'autres rivières importantes. Le plan proposé prévoyait la création de grands réservoirs, qui inonderaient de vastes territoires habités par les Cris et les Inuit.
Les Cris et les Inuit ont immédiatement exprimé leur ferme opposition au projet, craignant pour leur mode de vie traditionnel fondé sur la chasse, la pêche et le piégeage.
À l'époque, le Québec et le Canada ont adopté la position selon laquelle les Autochtones ne détenaient aucun droit sur leur territoire. Les tribunaux n'avaient pas encore reconnu clairement le titre et les droits autochtones comme étant exécutoires en droit. C'est dans ce contexte qu'en avril 1972, les Cris et les Inuit ont entamé des procédures devant la Cour supérieure du Québec afin d'empêcher, par voie d'injonction, la construction du complexe La Grande.
Au cours de 71 jours d'audience qui se sont étalés sur plus d'un an et demi, le juge Albert Malouf a entendu 167 témoins et reçu 312 éléments de preuve. La preuve des Cris et des Inuit visait à démontrer la pérennité de leur mode de vie traditionnel et leur dépendance à l'égard du territoire de la Baie James, de ses terres, de ses eaux et de sa faune. Ils ont également souligné le lien spirituel profond entre leur mode de vie, leurs ancêtres et le territoire, ainsi que les dommages irréparables que causerait le projet hydroélectrique. En plus des chasseurs et trappeurs cris et inuits, un large éventail d'experts techniques, dont des anthropologues, des spécialistes de la faune, des écologistes, des géographes, des climatologues, des ingénieurs, des économistes et des représentants du gouvernement, ont témoigné devant le juge Malouf.
Le 15 novembre 1973, le juge Albert Malouf rendait une décision historique de 183 pages en français et en anglais : Chef Robert Kanatewat et al. c. Société de développement de la Baie James et al., [1974] R.P. 38 (C.S.Q.). Cette décision reconnaissait l'existence des droits autochtones des Cris et des Inuit du nord du Québec, la première reconnaissance judiciaire explicite des droits autochtones dans l'histoire du Canada. En conséquence, le juge Malouf a accordé aux Cris et aux Inuit une injonction interlocutoire pour faire cesser les travaux du projet hydroélectrique de la Baie James.
Le juge Malouf a analysé divers textes constitutionnels, notamment le décret impérial de 1870 intégrant la Terre de Rupert (nord du Québec) au Canada, les lois de 1898 et de 1912 sur l'extension des frontières du Québec, de nombreux traités conclus avec les peuples autochtones, dont les traités numérotés, ainsi que certaines décisions concernant les peuples autochtones, comme celles de St. Catherine's Milling, Wesley, Sekyia, Sigeareak et la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Calder qui avait été rendue au début de l'année.
Cette analyse a amené le juge Malouf à conclure que le Québec ne pouvait pas développer ces terres sans l'accord préalable des Cris et des Inuit, dont les droits n'avaient jamais été éteints. Il a conclu que la prépondérance des inconvénients ne s'appliquait pas puisque les droits des Cris et des Inuit étaient clairs et certains. Les dommages et préjudices subis par les Cris et les Inuit étaient irréparables et la poursuite des travaux rendrait tout jugement final inefficace. Les parties devaient rester dans leurs positions respectives jusqu'à ce que leurs droits aient été définitivement déterminés par le jugement sur le fond. Aujourd'hui encore, cette affaire est citée comme établissant les principes fondamentaux des injonctions interlocutoires au Québec.
La décision Kanatewat a marqué un tournant dans les relations entre les peuples autochtones et les gouvernements du Canada : ces derniers ne pouvaient plus ignorer les peuples autochtones sans risquer de voir leurs projets bloqués par les tribunaux. La décision a été suspendue dans la semaine qui a suivi, puis infirmée en appel. Néanmoins, elle a donné lieu aux négociations qui allaient aboutir au premier accord et traité moderne de revendication territoriale autochtone au Canada, la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), qui selon la Cour suprême du Canada « constitue l'aboutissement d'une entreprise colossale et d'efforts soutenus en vue de concilier les droits et les intérêts des Autochtones et ceux des non‑Autochtones dans le nord du Québec. »
La CBJNQ a été signée le 11 novembre 1975 par le Grand Conseil des Cris, l'Association des Inuit du Nord québécois (maintenant la Société Makivik), le gouvernement du Québec, la Société d'énergie de la Baie James, la Société de développement de la Baie James, la Commission hydroélectrique du Québec (Hydro-Québec) et le gouvernement du Canada.
La CBJNQ est un traité autochtone moderne, protégé par la Constitution, qui couvre bien plus que les traités territoriaux du XIXe siècle. Elle établit un régime juridique unique applicable à plus de 60 % du territoire de la province de Québec. Le régime juridique spécifique découlant de la CBJNQ touche le droit autochtone, de nombreuses lois provinciales et fédérales, en plus de l'inclusion des droits autochtones, des obligations gouvernementales et d'autres aspects de nature constitutionnelle.
Ce régime juridique unique comprend également, entre autres, des dispositions relatives aux terres, au gouvernement autochtone par les Cris et les Inuit, aux activités traditionnelles, à la santé, à l'éducation, à l'administration de la justice et à la police, au développement économique et social des Cris et des Inuit, au premier régime d'évaluation et d'examen des répercussions environnementales et sociales au Canada et à un programme novateur de sécurité du revenu pour permettre aux trappeurs cris de maintenir leur mode de vie traditionnel.
À ce jour, les Cris et les Inuit poursuivent leur démarche vers l'autonomie gouvernementale et l'édification de la nation sur la base des relations de nation à nation avec le Canada et le Québec établies par la CBJNQ, résultat direct de la décision historique du juge Malouf dans l'affaire Kanatewat.
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