André R. Bergeron
Associé
Économiste en chef, groupe Prix de transfert et autorité compétente
Article
12
Les opérations avec lien de dépendance pouvant être assujetties à la législation canadienne en matière de prix de transfert peuvent englober ce qui suit : les produits concrets, les biens incorporels, les services intra-groupe et les accords de répartition des coûts. Toutefois, c’est sur les opérations financières que l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») se concentre particulièrement, notamment sur les taux d’intérêts des prêts intersociétés.
Commençons par donner un exemple pour illustrer ce genre d’opération. Supposons qu'une société canadienne, Canco, reçoit un prêt intersociétés de 1 milliard de dollars de sa société mère, Forco, à un taux fixe de 10 % sur une période de 10 ans. Canco paierait 100 millions de dollars par an en intérêts à Forco, information qui serait consignée à titre d’opération financière dans le formulaire de déclaration de renseignements T106 Déclaration de renseignements sur les opérations avec les liens de dépendance effectuées avec des non-résidents.
Dans sa documentation ponctuelle sur les prix de transfert, Canco doit démontrer que le taux d'intérêt constitue bel et bien un taux d’intérêt de pleine concurrence. Si l'ARC n'est pas d'accord et propose, par exemple, un taux d'intérêt de 9 %, Canco ltée pourrait se voir imposer un redressement de prix de transfert de 10 millions de dollars par année relativement au prêt, ainsi qu'un renvoi automatique au Comité de revue des prix de transfert pour une éventuelle imposition de pénalités.
Comment les contribuables peuvent-ils atténuer les risques d’une vérification visant une opération financière intersociétés?
De façon générale, les contribuables doivent procéder à la même analyse qu’ils appliqueraient normalement dans le contexte de toute opération avec liens de dépendance effectuée avec des non‑résidents. Ils doivent identifier les parties liées à l’opération, définir l’opération financière visée et déterminer quels sont les fonctions, actifs et risques liés aux entités et à l’opération visées. Généralement, pour les transactions financières, on accorde une importance particulière au risque, puisque la cote de crédit joue un rôle important dans la détermination des taux d'intérêt offerts à l'emprunteur.
Par conséquent, la documentation sur les prix de transfert examine de près le niveau de risque que représente l'emprunteur, en tenant compte spécifiquement de la cote de crédit de Canco au moment où le prêt a été conclu. Puisque dans le contexte des opérations avec lien de dépendance, Canco est considérée en tant qu’entité distincte, il est très probable que l’obtention d’une cote de crédit intrinsèque soit requise, à moins qu'il ne soit déterminé que Canco bénéficiera d'un soutien implicite de sa société mère. Pour commencer, il faut vérifier si une agence de notation, comme Standard & Poor's ou Moody's, a déjà attribué une cote de crédit à Canco. Si ce n’est pas le cas, soulignons que les agences de notation mettent à disposition des méthodes de notation qui sont utiles pour l’estimation de la cote de crédit intrinsèque d’une entité. Bien qu’elles comportent certaines limites, ces méthodes constituent une approche valide qui aidera à déterminer le niveau de risque que représente Canco.
Une fois la cote de crédit déterminée, Canco choisira une méthode de prix de transfert afin d’établir le niveau d’intérêt à facturer. Une option possible serait de se baser sur des accords de prêt comparables conclus entre Forco et un tiers (p. ex. un accord comprenant une cote de crédit semblable, des modalités de prêt équivalentes, etc.) et d’effectuer des ajustements fiables, en cas de besoin, afin de déterminer un niveau d'intérêt approprié. Advenant qu’on ne parvienne pas à trouver des accords comparables, il peut s’avérer utile d’effectuer une recherche de prêts comparables ayant été consentis à des tiers et partageant des caractéristiques semblables afin d’établir une fourchette de taux d’intérêt acceptable pour une opération sans lien de dépendance, en fonction du niveau de crédit qui a été déterminé.
L’analyse de Canco permettra de déterminer si le taux d’intérêt de 10 % correspond à ce qui aurait été conclu entre des parties n’ayant aucun lien de dépendance. Si le taux d’intérêt de 10 % constitue bel et bien un taux de pleine concurrence, on pourra finaliser l’accord de prêt intersociétés et préparer un rapport sur les prix de transfert (c’est-à-dire la documentation ponctuelle) couvrant tous les aspects décrits à l’alinéa 247(4)(a) de la Loi de l'impôt sur le revenu (« LIR ») et faisant état des étapes et de l’approche ayant permis de déterminer et d’utiliser un prix de transfert de pleine concurrence. Ce rapport sera préparé pour l’année d’imposition durant laquelle l’accord visant le prêt intersociétés a été conclu.
Faudra-t-il présenter un rapport sur les prix de transfert pour le même prêt pour les années subséquentes?
Selon l’alinéa 247(4)(b) de la LIR : « pour chaque année d’imposition ou exercice ultérieur où se poursuit l’opération, établi ou obtenu, au plus tard à la date limite de production qui lui est applicable pour l’année ou l’exercice, selon le cas, des registres ou des documents contenant une description complète et exacte de chacun des changements importants dont les éléments visés aux sous-alinéas a)(i) à (vi) ont fait l’objet au cours de l’année ou de l’exercice relativement à l’opération. »
Qu’est-ce qui constitue un « changement important »? Chaque prêt est différent, mais en règle générale, les modalités d’un prêt sont fixes et le fait de les modifier peut générer des sanctions considérables et/ou d’importants coûts financiers et frais juridiques. Ainsi, il est plutôt improbable que surviennent des changements importants quant aux modalités du prêt. Si aucun changement important ne survient au cours des années ultérieures, la documentation préparée, y compris les hypothèses et l’analyse utilisées pour documenter l’opération lorsque le prêt a été accordé à l’Année 1, devrait toujours être applicable pour les années subséquentes. De ce point de vue, une multinationale aurait donc raison de conclure qu’elle a correctement déterminé des prix de pleine concurrence au moment où l’accord de prêt intersociétés a été conclu et qu'elle ne sera peut-être pas tenue de préparer une documentation ponctuelle pour les années d'imposition ultérieures conformément à l'alinéa 247(4)b), étant donné qu'aucun changement important n’est survenu quant aux modalités du prêt.
Cela dit, dans d’autres circonstances il pourrait être considéré qu’un changement important a eu lieu. Par exemple, la cote de crédit de Canco pourrait s’améliorer, lui permettant d’avoir accès à de meilleurs taux d’intérêt. Autre scénario envisageable, les taux d’intérêt pourraient suivre une tendance à la baisse pendant la durée du prêt, signifiant une augmentation du coût d’opportunité engagé par Canco en détenant le prêt au taux d’intérêt initial. Chacun de ces scénarios pourrait être jugé comme constituant un « changement important » rendant obligatoire la présentation de dossiers ou de documents au cours des années ultérieures afin de démontrer que le taux d’intérêt demeure un taux de pleine concurrence. La présomption sous-jacente de l'ARC est que normalement, un emprunteur sans lien de dépendance chercherait à obtenir un taux d'intérêt inférieur, dans la mesure du possible, sans nécessairement tenir compte d'autres considérations financières telles que les pénalités, frais de remboursement anticipé et coûts financiers et juridiques liés à la renégociation du prêt dans un contexte de pleine concurrence.
Au moment où l’emprunteur doit produire la documentation ponctuelle pour l’Année 2, il est très probable que sa cote de crédit n’ait pas changé et que les taux d’intérêt à sa disposition soient semblables à ceux qui avaient été appliqués lors de la conclusion de l’accord de prêt. Toutefois, à mesure que le temps passe, il devient plus probable que se produise un changement de circonstances ayant une incidence sur la cote de crédit de l'emprunteur et sur la fourchette des taux d'intérêt à sa disposition, ou des changements dans l'économie entraînant une réduction des taux d'intérêt en général.
Même si, au bout du compte, l’alinéa 247(4)(b) exige la préparation d’une documentation ponctuelle seulement en cas de changement important, il peut survenir des désaccords entre les contribuables et l’ARC lorsqu’il s’agit de déterminer si certains événements constituent ou non des changements importants. Par conséquent, il est fréquent que bon nombre de contribuables choisissent de préparer la documentation relative au prêt chaque année afin de diminuer le risque d’encourir des pénalités.
Comment l’ARC procéderait-elle dans le cas d’une vérification d’opérations financières intersociétés?
En premier lieu, l’ARC demanderait que lui soient transmis des dossiers ou de la documentation démontrant que Canco a bel et bien déterminé et utilisé des prix de transfert de pleine concurrence. Après avoir reçu les dossiers ou la documentation exigés, dans un délai de trois mois suivant la demande, l’ARC pourrait procéder à la vérification de l’opération financière, demander des renseignements liés à la vérification et convoquer en entrevue des membres clés du personnel de Canco. Compte tenu de notre expérience dans le domaine, nous savons que dans le cadre de telles vérifications, l’ARC peut notamment se pencher sur les circonstances du marché au moment où le prêt a été accordé, sur le type de prêt, sur la cote de crédit de l’emprunteur et sur la fourchette des taux d’intérêt offerts durant l’année faisant l’objet de la vérification.
Il se peut également que l’ARC accepte les modalités du prêt telles qu’elles sont établies à l’Année 1, mais que pour les années suivantes, elle conteste la cote de crédit et l’évaluation ayant permis de déterminer que les taux d’intérêt sont de pleine concurrence. Dans ce genre de situation, l’ARC part de la présomption selon laquelle normalement, Canco chercherait à obtenir un meilleur taux d’intérêt auprès du prêteur si les taux du marché avaient diminué ou si sa cote de crédit s’était améliorée. L’ARC examinera également les modalités sous-jacentes du prêt afin d’évaluer la souplesse dont Canco a fait preuve au moment de la renégociation du prêt.
Récemment, nous avons constaté que dans plusieurs cas de vérification de prix de transfert visant divers types de prêts intersociétés, l’ARC a soulevé une contestation et imposé un redressement du revenu suite à la baisse de taux d’intérêt pendant la durée des prêts concernés, au motif que le taux ne correspondait plus à un taux de pleine concurrence. Plus précisément, si on reprend l’exemple employé dans le présent article, si un prêt avait été consenti à Canco en 2012, il est possible qu’à l’époque, un taux d’intérêt de 10 % se situait dans la fourchette des taux de pleine concurrence en fonction de la cote de crédit de Canco, mais que ce taux se retrouve ensuite à l’extérieur de la fourchette compte tenu de la baisse des taux d’intérêt en 2018 et en 2019. S’il est vrai qu’en théorie, un emprunteur chercherait normalement à réduire ses coûts d’emprunt, dans les faits, certains facteurs économiques limitent la possibilité de le faire selon le principe de pleine concurrence. Cette réalité soulève de nombreuses questions : Canco peut-elle rembourser le prêt intersociétés et chercher un autre prêteur qui lui offrira un meilleur taux d’intérêt? Y a-t-il un prêteur qui accepterait de consentir le prêt à Canco au taux d’intérêt inférieur? La renégociation du prêt implique-t-elle une pénalité ou une indemnité de remboursement anticipé et si c’est le cas, ces coûts sont-ils contrebalancés par le différentiel de taux d'intérêt? Quels sont les coûts financiers et frais juridiques associés à ce changement? Dans quelle mesure les modalités du prêt changeront-elles?
Quiconque a déjà renégocié un prêt ou une hypothèque sait que le remboursement anticipé et la renégociation entraînent certains coûts. Toutefois, d’après ce que nous avons pu observer dans le cadre de dossiers récents, ces facteurs ne sont pas abordés dans les vérifications de l’ARC, malgré le fait qu’ils surviennent couramment dans le contexte des opérations sans lien de dépendance.
Autres points à prendre en considération
Dans l’exemple illustré dans le présent article, Canco obtient un emprunt auprès de sa société mère, Forco. Mentionnons toutefois que le scénario inverse est également possible, c’est-à-dire que Canco pourrait consentir un prêt à Forco. Le cas échéant, l’ARC pourrait procéder à l’examen de la cote de crédit de Forco et à la vérification du montant d’intérêt que Canco reçoit sur le prêt intersociétés. Dans un tel scénario, il faudrait aussi tenir compte des mêmes questions dont nous avons discuté plus haut.
Il convient également de faire une mise en garde concernant le taux prescrit pour un prêt ou dette déterminé (PODD). On pourrait présumer que ce taux, qui fait l’objet de recherches et d’une publication trimestrielle par l’ARC, est « acceptable ». Toutefois, le nouveau paragraphe 247(2.1) de la LIR prévoit une règle d’ordonnancement selon laquelle il faut d’abord déterminer qu’est-ce qui constitue un taux d’intérêt de pleine concurrence, ensuite effectuer les redressements, puis enfin, utiliser les montants redressés relativement aux autres articles de la LIR. Par conséquent, il se peut que dans certaines situations, l’ARC détermine que le taux applicable à un PODD ne constitue pas un taux d’intérêt de pleine concurrence aux termes du paragraphe 247, et ce, même s’il a été correctement appliqué par Canco.
Quoi faire advenant la vérification d’une opération financière intersociétés?
Dans son exercice visant à déterminer si Canco a déployé des efforts raisonnables afin d’éviter d’éventuelles pénalités, l’ARC devra nécessairement examiner des documents attestant que le taux d’intérêt attribué au moment où le prêt a été consenti constitue bel et bien un taux de pleine concurrence. Si l’ARC demande à obtenir des copies de la documentation ponctuelle du contribuable, ce dernier doit les lui fournir à l’intérieur d’un délai de trois mois suivant la date de la demande écrite de l’ARC.
Si, après avoir examiné les documents du contribuable, l'ARC procède à d'autres interrogations, celles‑ci porteront probablement sur les modalités du prêt et sur la détermination du risque de crédit, étant donné qu'elles sont étroitement liées au taux d'intérêt du prêt. Dans le cadre de la vérification, l’ARC tiendra également compte d'autres facteurs, y compris la façon dont Forco et Canco interagissent et du fait que la société mère fournit ou non un soutien implicite.
Advenant que l'ARC décide de procéder à un redressement des frais d'intérêts, le contribuable pourra recourir aux mécanismes habituels en matière de règlement des différends : le dépôt d'une demande de procédure amiable auprès de la Division des services de l'autorité compétente, d’un avis d'opposition auprès de l'ARC ou d’un avis d'appel auprès de la Cour canadienne de l'impôt.
Pour conclure, bien que les prêts intersociétés soient monnaie courante au sein d'une entreprise multinationale, compte tenu de l’attention particulière que l'ARC porte à ce genre d’opération dernièrement, les contribuables ont intérêt à faire preuve d’une grande diligence au moment de documenter et d’établir un taux d'intérêt de pleine concurrence approprié.
Si vous avez des questions portant sur des éléments de cet article ou si vous souhaitez en discuter davantage, n’hésitez pas à communiquer avec l’auteur ou avec un membre de notre groupe Règlement des différends fiscaux.
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