Un artiste torontois connu sous le nom de Dreeem a récemment attiré l'attention grâce à son affiche « We're all in this together » (« tous unis face à l'adversité ») créée dans la foulée de la COVID. Des exemplaires de l'affiche ornent désormais de nombreuses vitrines du centre-ville de Toronto et ont été proposées en téléchargement gratuit sur le compte Instagram de l'artiste.

Ce n'est pas tant l'expression désormais omniprésente qui caractérise l'affiche, mais bien son lettrage de style distinct que le magasin de rabais Honest Ed's (aujourd'hui disparu) a rendu célèbre et que beaucoup de Torontois connaissent bien. Écrites à la main dans des couleurs vives et audacieuses, les affiches originales d'Honest Ed's inspirent la nostalgie, rappelant les jours où personne n'avait encore jamais entendu parler de l'expression « distanciation sociale ». L'artiste Dreeem imite ce style de lettrage dans son affiche, afin d'exploiter le sentiment de nostalgie qui s'y rattache et de renforcer son message de collaboration et d'empathie.

Plus tôt dans le mois, The Globe and Mail relatait que M. Wayne Reuben, un artiste embauché par Honest Ed's au début des années 1960 pour fabriquer des affiches, a affirmé être le créateur de ce style particulier de lettrage. Cherchant à obtenir des excuses pour la création non autorisée des affiches, M. Reuben envisageait d'intenter un recours juridique.

Cette situation soulève une question intéressante sur la propriété intellectuelle (PI) en lien avec un point omniprésent dans nos vies, mais souvent négligé : les artistes détiennent-ils des droits quant aux types de caractères qu'ils créent?

Les types et polices de caractères sont-ils protégés par le droit d'auteur?

Même si ces termes sont souvent utilisés de manière interchangeable, précisons que le « type de caractères » (typeface) désigne un style spécifique de caractères, y compris pour les chiffres et les lettres, alors que la « police de caractères » désigne les différentes graisses et tailles de caractères comprises dans un type de caractères. Dans le cas qui nous intéresse, c'est le type de caractères d'Honest Ed's qui est reproduit dans l'affiche de Dreeem.

La Loi sur le droit d'auteur protège les œuvres littéraires, dramatiques, musicales et artistiques originales[1]. Pour bénéficier de la protection par droit d'auteur, une œuvre doit être le fruit du talent et du jugement de l'auteur, et doit être plus que le résultat d'une simple entreprise mécanique[2]. La protection se limite à la forme d'expression distincte et fixe, et ne s'applique pas aux idées sous-jacentes[3]. Dans le contexte des types de caractères, l'idée d'un empattement, ou d'une caractéristique semblable, ne serait pas protégée. Cependant, l'empattement spécifique utilisé dans un type de caractères original, pourrait bénéficier d'une protection par le droit d'auteur.

Les typographes utilisent leur talent et leur jugement pour créer des types de caractères uniques[4]. La protection par droit d'auteur applicable à un type de caractères se limite aux aspects originaux qui sont le fruit du talent et du jugement du typographe, et ne s'applique pas aux caractères alphanumériques non originaux sous-jacents, lesquels appartiennent au domaine public et peuvent être utilisés gratuitement par tous. La Cour fédérale a affirmé que dans les œuvres simples, dont les types de caractères pourraient vraisemblablement faire partie, la copie doit être une reproduction plus exacte pour qu'il soit possible d'établir la contrefaçon du droit d'auteur[5].

À l'ère numérique, beaucoup d'affiches sont produites en série, à l'aide de types de caractères informatisés ou de « polices numériques ». Lorsqu'une police numérique est utilisée, le code qui sous-tend le style de la police est susceptible de bénéficier également de la protection par droit d'auteur. Dans le cas des affiches emblématiques d'Honest Ed's, aucune police numérique n'a été utilisée, puisque les affiches étaient peintes à la main, et ce, jusqu'à la fermeture du magasin en 2016.

Qui détient les droits d'auteur applicables à l'œuvre?

Une autre faille dans l'histoire de type de caractères d'Honest Ed's est que M. Reuben prétend avoir créé la police distinctive dans le cadre de son travail en tant qu'employé chez Honest Ed's. Il se peut donc que le magasin de rabais, et non pas l'artiste créateur de la police distinctive, ait été le propriétaire des droits d'auteur applicables à cette dernière. Les concepteurs doivent garder en tête que selon la Loi sur le droit d'auteur, lorsqu'un employé réalise une œuvre dans le cadre de son emploi, c'est l'employeur qui sera le premier titulaire du droit d'auteur en l'absence d'une entente à l'effet contraire[6]. Notons que ce principe vise spécifiquement les œuvres créées à titre d'employé et ne s'applique pas lorsqu'une œuvre est réalisée par un concepteur agissant en tant qu'entrepreneur indépendant.

Droits moraux

Ceci dit, même si le droit d'auteur applicable au type de caractères d'Honest Ed's n'appartient pas à l'artiste l'ayant créé, ce dernier peut conserver des droits moraux à l'égard de son œuvre. Ces droits moraux comprennent le droit à l'intégrité de l'œuvre et le droit, lorsque cela est raisonnable, d'en revendiquer la création à titre d'auteur. Au Canada, l'auteur n'a pas la possibilité de céder ces droits, mais il peut toutefois y renoncer en tout ou en partie[7].

Lorsqu'une œuvre a été déformée, mutilée, modifiée ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution, cela constitue une violation des droits moraux de l'auteur. Pour qu'il soit possible d'obtenir réparation, l'œuvre doit avoir fait l'objet d'une atteinte d'une manière préjudiciable à l'honneur ou à la réputation de l'auteur[8]. Pour établir l'existence d'une atteinte au droit moral, l'auteur de l'œuvre originale doit donc fournir une preuve objective démontrant l'atteinte à son honneur ou à sa réputation[9].

Autres formes de protection applicables aux types de caractères

Outre le droit d'auteur, certaines utilisations de types de caractères peuvent également être protégées par d'autres formes de PI.

Par exemple, s'il est utilisé pour la partie textuelle d'un dessin-marque servant à distinguer des biens ou services par rapport à ceux des concurrents, un type de caractères pourrait éventuellement être protégé par marque de commerce. Toutefois, dans ce genre de situation, la protection ne s'appliquerait pas distinctement au type de caractères et serait limitée.L'étendue de la protection serait déterminée en fonction de l'utilisation du type de caractères telle que comprise dans la marque de commerce, et sur son utilisation en liaison avec les biens et services en question.

Un type de caractères peut également être protégé par dessin industriel, si celui-ci est appliqué à un objet. Selon la Loi sur les dessins industriels, constitue un objet tout ce qui est réalisé à la main ou à l'aide d'un outil ou d'une machine. Le dessin industriel protège les caractéristiques ou la combinaison de caractéristiques visuelles d'un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs[10] – dans ce cas-ci, le type de caractères appliqué à l'objet. Contrairement au droit d'auteur, le dessin industriel d'un objet doit être enregistré pour que ce dernier puisse bénéficier des droits de PI afférents au dessin industriel.

Conclusion

Il existe plusieurs droits de PI permettant de protéger les types de caractères.Pour les concepteurs autant que pour les consommateurs, il est important de comprendre l'incidence de ces droits sur la création et l'utilisation des types de caractères. Que vous soyez un concepteur cherchant à obtenir une licence pour votre nouveau type de caractères ou une entreprise désirant embaucher un concepteur de caractères pour aider à définir votre marque, sachez que solliciter des conseils juridiques et connaître les droits dont il faut tenir compte peut vous aider à protéger vos intérêts de manière optimale.

 

[1] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 5.

[2] CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, par. 16 [« CCH »].

[5] Pyrrha Design Inc c. Plum and Posey Inc, 2019 CF 129, par. 112, 123 et 145.

[6] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 13(3).

[7] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 14.1.

[8] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 28.2(1).

[9] Thomson c. Afterlife Network Inc, 2019 CF 545, par. 47.

[10] Loi sur les dessins industriels, L.R.C. 1985, ch. I-9, art. 2.