Face à la menace des tarifs douaniers sur les exportations canadiennes vers les États-Unis, les chefs d’entreprises, quelle que soit la taille de leur organisation, doivent aborder avec prudence et discernement le paysage juridique complexe auquel ils sont confrontés. Pour éviter d’aggraver involontairement les problèmes engendrés par ces tarifs, certains aspects cruciaux du droit du travail doivent impérativement être intégrés dans leur planification.

Un employeur est-il légalement en droit de procéder à des changements contractuels?

La relation d’emploi est un contrat, et comme tout contrat, aucune des parties ne peut en modifier unilatéralement les termes, même si les raisons sont justifiées. Beaucoup l’ont d’ailleurs appris à leurs dépens lors de la pandémie de COVID-19 : même en période de crise comme celle des tarifs douaniers, les employeurs n’ont pas automatiquement le droit d’imposer des changements soudains et radicaux qui leur paraissent « logiques ». Même appliqués de manière uniforme ou équitable à l’ensemble des effectifs, ces changements peuvent avoir des conséquences légales imprévues et lourdes pour l’employeur.

Certains employeurs non syndiqués ont expressément négocié leur droit de réduire la rémunération, d’ajuster les horaires de travail et les salaires, voire d’imposer des mises à pied en cas de perturbations de leurs activités. Seulement, ce n’est pas le cas pour une grande partie des employeurs, et omettre de faire une telle négociation peut constituer une résiliation du contrat de travail, en quel cas, un employé pourrait alors déclarer avoir fait l’objet d’un congédiement déguisé, démissionner et intenter une action en justice pour congédiement injustifié.

Réduction proactive des heures de travail et de la rémunération

En premier lieu, il est essentiel de déterminer si l’employeur a le droit de réduire unilatéralement les heures de travail et la rémunération de ses employés. Que la réduction en question soit appliquée uniformément à l’ensemble des salariés ou que les personnes occupant des postes hiérarchiques supérieurs subissent une baisse plus importante est sans importance : une telle réduction « généralisée » peut tout de même être perçue comme un congédiement déguisé collectif de toute ou d’une grande partie de la main-d’œuvre.

Mises à pied

Comme pour les réductions unilatérales de la rémunération, l’employeur doit impérativement déterminer s’il dispose d’un droit exprès de procéder à des mises à pied. Plusieurs décisions rendues dans différentes provinces ont en effet confirmé que les dispositions légales encadrant les mises à pied ne justifient pas nécessairement qu’on y ait recours. Si le contrat de travail (écrit ou non) ne prévoit pas expressément le droit de suspendre temporairement le contrat de travail d’un employé, l’employeur s’expose à un risque de réclamation pour congédiement déguisé. Consultez notre article sur les mises à pied ici (en anglais seulement).

Comment évaluer le risque de congédiement déguisé dans votre réponse aux tarifs douaniers?

Lorsqu’un employeur envisage de procéder à des changements unilatéraux, il doit se poser les questions suivantes :

  1. Le contrat de travail écrit comprend-il une clause explicite autorisant l’employeur à modifier la rémunération d’un employé ou à imposer une mise à pied?

    La validité d’une telle clause dépendra notamment de l’existence d’une contrepartie (valeur) pour étayer l’entente écrite, de sa conformité aux lois en matière d’emploi et de normes du travail, de l’ambiguïté du libellé de la clause en question, etc.

  2. L’employeur dispose-t-il d’une politique l’autorisant à mettre en œuvre ces changements?

    La question de savoir si cette politique établit ou non ce droit fera l’objet d’une analyse visant à déterminer la validité de cette politique. La politique est-elle en contradiction avec une condition d’emploi expresse? Est-elle raisonnable, claire et sans équivoque? A-t-elle été communiquée aux employés de manière à ce qu’ils comprennent qu’il s’agit d’une condition d’emploi?

  3. L’employeur peut-il démontrer que son droit de modifier la rémunération ou d’imposer une mise à pied est une condition implicite du contrat de travail?

    L’employeur peut faire valoir que l’employé était conscient du risque de tels changements, en s’appuyant par exemple sur ses propres mises à pied antérieures ou sur celles d’autres employés de l’entreprise, ou sur les pratiques courantes en matière de mises à pied dans le secteur d’activité concerné.

Est-ce que toutes les modifications de la rémunération sont des congédiements déguisés?

Si l’employeur ne dispose pas d’un droit explicite ou implicite de modifier unilatéralement la rémunération d’un employé, une telle modification constituerait une violation du contrat de travail. Toutefois, toutes les violations ne sont pas des congédiements déguisés. C’est la portée de la modification qui déterminera si le salarié peut démissionner et intenter une action en justice pour congédiement injustifié, ou s’il peut plutôt réclamer des dommages-intérêts correspondant à la différence entre la rémunération prévue et celle qui lui a réellement été versée.

Il est généralement admis qu’une baisse de salaire de 10 % ou plus peut constituer un congédiement déguisé. Cependant, aucune règle absolue ne garantit qu’une baisse inférieure à ce seuil élimine le risque de réclamation, et aucun seuil n’a été déterminé. À titre d’exemple, une baisse de salaire de 25 % sur une période donnée pourrait probablement être considérée comme un congédiement déguisé, même si, répartie sur trois mois, elle ne représentait qu’une baisse annualisée de 7,5 %. Dans cette optique, les employeurs qui procèdent à des réductions de salaire auraient intérêt à éviter toute diminution supérieure à 10 % par rapport à la période de paie précédente, quelle qu’en soit la durée.

Quel est le risque de réclamation?

La probabilité qu’un employé en poste poursuive son employeur en justice est faible. Dans la plupart des cas, les salariés accepteront la modification de leur rémunération ou leur mise à pied sans déposer de plainte formelle. Il est possible qu’ils entament la recherche d’un nouvel emploi, mais il est peu probable qu’ils intentent une réclamation formelle.

Cependant, les salariés insatisfaits de leur emploi ou cherchant à le quitter pour une toute autre raison, pourraient saisir l’occasion d’une violation du contrat pour invoquer un congédiement déguisé. Cet opportunisme peut avoir de lourdes conséquences pour un employeur qui ne s’y attend pas.

Ce sont souvent les employés de longue date et les plus avancés en âge qui sont les plus enclins à démissionner et à intenter une action en justice. Généralement, ces salariés ont droit à un préavis de fin d’emploi plus long ou à une indemnité tenant lieu d’un tel préavis (jusqu’à 24 mois) plus élevées. Il est également reconnu que les employés les plus avancés en âge ont plus de difficulté à retrouver un emploi comparable qui leur permettrait d’atténuer les dommages subis. Il est donc plus onéreux de les mettre à pied sans motif sérieux. Ainsi, un employeur cherchant simplement à réduire ses coûts de main-d’œuvre de 10 % pourrait soudainement se retrouver contraint de verser immédiatement jusqu’à 24 mois de salaire à plusieurs de ses employés. Une telle obligation imprévue pourrait s’avérer dévastatrice pour un employeur dont la situation financière serait déjà précaire.

Programme de travail partagé et prestations d’assurance-emploi

Les employeurs confrontés à un ralentissement temporaire de leurs activités qui échappe à leur contrôle peuvent se prévaloir du Programme de travail partagé offert par le gouvernement fédéral. Pour en bénéficier, les employés doivent avoir subi une réduction d’au moins 10 % de leur rémunération hebdomadaire normale. Ces derniers peuvent alors travailler selon un horaire réduit en contrepartie de leur salaire normal, puis percevoir des prestations d’assurance-emploi durant le reste de la semaine, pour une période de 26 semaines maximum, avec une prolongation possible de 12 semaines supplémentaires.

Cessation d’emploi

Certains employeurs peuvent décider de mettre fin à l’emploi d’un ou de plusieurs employés pour contrer les répercussions commerciales des tarifs douaniers. Dans ce cas, ils sont tenus de respecter les exigences légales minimales en matière de préavis ou d’indemnité tenant lieu de préavis et en matière d’indemnité de départ, le cas échéant. L’étendue de la responsabilité de l’employeur relative à ces obligations est déterminée soit par les clauses de cessation d’emploi dans le contrat de travail écrit, soit par les obligations de préavis de cessation d’emploi prévues par la common law, qui peuvent aller jusqu’à 24 mois dans certains cas.

Licenciements collectifs

Selon le secteur d’activité d’un employeur, le nombre de salariés touchés par un licenciement collectif dans une province donnée, et la période au cours de laquelle a lieu le licenciement, l’employeur peut être tenu de se conformer aux dispositions légales applicables aux « licenciements collectifs ». Celles-ci obligent généralement l’employeur à informer le ministère du Travail compétent des licenciements collectifs et à accorder un préavis plus long à chaque salarié touché. Par exemple, en Ontario, les dispositions relatives aux licenciements collectifs s’appliquent lorsqu’un employeur licencie 50 salariés ou plus en l’espace de quatre semaines. Le respect de cette procédure est essentiel, car un préavis de cessation d’emploi donné aux employés avant que le ministère du Travail de l’Ontario n’en soit informé est considéré comme étant nul.

Contrats à durée déterminée

En l’absence de dispositions contraignantes de cessation d’emploi, un tribunal peut estimer qu’un salarié embauché en vertu d’un contrat à durée déterminée (CDD) a droit à des dommages-intérêts équivalant au salaire qui lui aurait été versé pour la période résiduelle du contrat. La jurisprudence récente a accordé à certains salariés une indemnité équivalente à plusieurs années de rémunération, sans tenir compte des sommes déjà perçues ni de celles susceptibles de l’être pendant la période résiduelle du contrat. Les employeurs doivent s’assurer d’analyser correctement le coût de la cessation d’un emploi dans le cadre d’un CDD.

Travailleurs étrangers temporaires

Les employeurs qui mettent fin à l’emploi de salariés titulaires d’un permis de travail temporaire peuvent être exposés à une responsabilité accrue. Le permis de travail temporaire est généralement rattaché spécifiquement à un employeur désigné. Par conséquent, ceci restreint la capacité du salarié à exercer une activité professionnelle auprès d’un autre employeur. Un tribunal pourrait donc octroyer à ces salariés un préavis plus long ou, le cas échéant, une indemnité tenant lieu de préavis plus élevée.

Aide gouvernementale

Des discussions sont en cours concernant la possibilité que le gouvernement fournisse un soutien aux secteurs touchés par les tarifs, à l’instar de l’aide fournie lors de la pandémie de COVID-19. Toutefois, aucune précision n’a encore été apportée à ce sujet.

Travailleurs autonomes

Les travailleurs autonomes sont souvent les premiers à être affectés par une réduction de personnel ou une restructuration. De nombreuses entreprises estiment que ces travailleurs ne sont pas admissibles au préavis de cessation d’emploi ou à l’indemnité tenant lieu d’un tel préavis en vertu de la common law, ou encore, elles cherchent à s’appuyer sur des clauses de cessation d’emploi invalides.

Un contrat entre un travailleur autonome et le bénéficiaire des services de ce travailleur, qui précise le statut de travailleur autonome du travailleur, ne détermine pas à lui seul le statut réel du travailleur. Son statut sera déterminé par un tribunal après examen par ce dernier de la nature réelle de la relation en question.

Tout travailleur dont le statut est déclaré comme étant celui d’un salarié aura droit à un préavis ou à une indemnité tenant lieu d’un tel préavis. Celui qui est contractuel, mais dont la dépendance à l’égard du bénéficiaire des services est établie, a également droit à un préavis ou à une indemnité tenant lieu  de préavis, souvent équivalente à celle accordée à un salarié.

Points à retenir

Les employeurs doivent être bien informés et faire preuve de vigilance. Ils ne peuvent présumer que ce qui semble être sensé d’un point de vue commercial en réponse aux tarifs est sans conséquence juridique. Les droits des employés et les obligations des employeurs sont souvent évalués selon une perspective favorable à l’employé, ce qui peut entraîner des conséquences importantes et inattendues. Des mesures destinées à permettre à un employeur de réaliser des économies en temps de crise peuvent engager des responsabilités importantes et imprévues de sa part envers les salariés. 

Passer à l’acte sans analyse approfondie peut aggraver l’impact financier des tarifs et rendre la situation encore plus difficile face à la turbulence présagée.

Gowling WLG est prêt à vous guider sur la manière de répondre efficacement à ces soubresauts. Pour toute question concernant les tarifs imminents, veuillez contacter un membre du groupe Travail, emploi et droits de la personne, ou consulter nos analyses sur notre portail dédié à la turbulence sur les marchés