Il faut payer: L'évolution des dépens à la Cour fédérale

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17 mars 2021

Dans le cadre d'un litige, l'octroi de dépens suit le principe général selon lequel le « perdant doit payer ». Ceci signifie que la partie gagnante peut récupérer une partie des frais encourus pour avoir intenté ou défendu une action. Bien que le concept soit simple, sa mise en œuvre est complexe et en évolution constante.



Historiquement, la Cour fédérale octroyait les dépens en se reportant au tarif B des Règles des Cours fédérales. Le tarif fixe une gamme de valeurs pour diverses étapes procédurales, conduisant au quantum des dépens. La Cour fédérale a cependant reconnu que le tarif ne mène plus à un niveau adéquat d'indemnisation partielle, particulièrement pour les causes de propriété intellectuelle.

Les dépens sont donc maintenant généralement attribués sous forme de « somme globale », basée sur les frais juridiques encourus par la partie gagnante. Par contre, ceci n'est pas un chèque en blanc : la Cour exige que les frais soient « raisonnables » selon les circonstances. La Cour a également adopté des points de vue différents dans différentes causes par rapport à la portion des frais octroyés à titre de dépens. En conséquence, les représentations sur les dépens font souvent l'objet de contestations importantes.

La prévalence accrue des sommes globales

L'octroi d'une somme globale n'est pas un phénomène nouveau à la Cour fédérale : les Règles des cours fédérales en prévoient la possibilité depuis longtemps. Cependant, les sommes globales gagnent en popularité depuis la décision Dow c. Nova[1] de la Cour d'appel fédérale en 2017 où la Cour a approuvé l'octroi d'une somme globale basée sur un pourcentage des frais encourus par la partie gagnante. Ce faisant, la Cour d'appel fédérale a souligné la disparité entre les dépens fixés selon le tarif B et le coût réel de litiges en matière de propriété intellectuelle, surtout dans les cas de contrefaçon ou d'invalidation de brevets.

Depuis, les sommes globales sont devenues plus fréquentes, mais leur utilisation demeure variée. La Cour possède un pouvoir discrétionnaire étendu pour accorder des dépens appropriés. En accordant une somme globale basée sur les frais encourus plutôt qu'en application du tarif B, la Cour reconnaît l'écart entre le tarif et les frais réels dans le cadre de litiges complexes. Dans de nombreux cas, une indemnité selon le tarif pourrait être inférieure à 10 % des frais encourus. En alignant davantage l'indemnisation sur les frais réels, les sommes globales concrétisent mieux le principe de l'attribution des dépens, à savoir le déroulement efficient et efficace des procédures judiciaires.

Depuis 2015, la Cour fédérale a alloué des sommes globales de dépens après un jugement final dans au moins vingt causes de propriété intellectuelle. Bien que le tarif ait continué d'être utilisé dans certains cas, la Cour fédérale a en plus fréquemment recours à l'octroi de sommes globales.

L'attribution d'une somme globale basée sur les frais a été jugée appropriée lorsque les parties sont des « entités commerciales sophistiquées ». Ceci explique, en partie, pourquoi davantage de causes de brevets et de marques de commerce donnent lieu à l'octroi de sommes globales, étant donné que les causes qui aboutissent à des décisions sur le fond impliquent plus souvent des plaideurs plus sophistiqués ou de plus grande compagnies. Cependant, la Cour fédérale a aussi récemment utilisé ce critère pour accorder des dépens basés sur un pourcentage de frais dans une cause de droits d'auteur, où de tels dépens sont moins fréquents.

Ce faisant, la Cour tente d'équilibrer les coûts de litige dans les situations impliquant de grandes entreprises, par opposition aux procédures impliquant de petites entités ou des inventeurs individuels. Ceci s'arrime aux principes « d'accès à la justice » et reconnaît que les recours en propriété intellectuelle ne doivent pas être hors de portée pour les parties n'ayant pas de sommes aussi importantes à leur disposition.

Le « point de départ » des sommes globales

Dans Dow c. Nova, la Cour d'appel fédérale a indiqué qu'une partie gagnante pourrait être en mesure de recouvrer une somme globale correspondant à 25 à 50 % de ses frais juridiques. La détermination du montant approprié (pouvant conduire à des pourcentages plus ou moins élevés) varie selon les faits, et aucun taux « par défaut » n'est spécifié. Bien que la Cour fédérale ait octroyé plusieurs sommes globales en fonction d'un pourcentage des frais, diverses approches ont été utilisées pour déterminer le pourcentage appliqué.

Dans plusieurs cas, la Cour a fixé un pourcentage selon son évaluation de la complexité de la cause, ce qui a mené à un vaste éventail s'échelonnant de 14 % à 50 %. Cependant, la moyenne avoisine généralement 30 % des frais encourus. Bien qu'il continue d'avoir un débat considérable quant au pourcentage de recouvrement à appliquer, certaines décisions ont tenté d'aborder le processus avec une approche plus formaliste.

Dans au moins deux décisions plus récentes, Seedlings[2] et Bauer[3], la Cour a choisi 25 % comme point de départ, pour ensuite examiner les détails de la cause et évaluer si une augmentation ou une réduction du taux serait justifiée. Dans une autre décision, Allergan c. Sandoz[4], la Cour a plutôt choisi le point médian entre 25 et 50 % comme point de départ, avant d'évaluer si un ajustement était nécessaire.

Le choix d'un point de départ ou d'un pourcentage « par défaut » ne constitue qu'une partie de l'analyse. Que la Cour utilise un point de départ ou non, la Cour examine la complexité des questions en litige, la conduite des parties et l'historique général de la cause pour déterminer le pourcentage de recouvrement approprié.

L'impact d'un succès divisé

La partie gagnante dans une action n'a pas nécessairement gain de cause quant à toutes les questions en litige. C'est fréquemment le cas dans les actions en brevets dans lesquelles les questions de contrefaçon et d'invalidité sont souvent étroitement liées à l'interprétation des revendications.

Dans l'attribution des dépens, la Cour regardera habituellement quelle partie a obtenu gain de cause globalement, plutôt que d'évaluer les gains de cause partiels pour des questions individuelles. Cependant, l'impact de l'ensemble des questions en litige sur l'instance demeure pertinent pour déterminer les dépens.

Conformément aux principes généraux sur les dépens, les sommes globales favorisent le litige efficient et la limitation du débat aux principaux points en cause. Bien que certains juges aient refusé d'ajuster ou d'annuler les dépens en fonction d'un gain de cause partiel pour certaines questions, il ne s'agit pas d'une application uniforme. La Cour peut tenir compte de l'absence de gain de cause pour certaines questions afin de déterminer le pourcentage de frais recouvrés ou les frais « raisonnables » auxquels ce pourcentage est appliqué.

Notamment, les parties qui soulèvent des questions excessives peuvent avoir gain de cause dans l'ensemble, mais pourraient faire face à des ajustements des dépens liés aux pertes de temps engendrées et aux dépenses associées aux positions non justifiées. Résoudre des questions en cause tôt dans le processus et concentrer l'affaire sur les principales questions en litige mène non seulement à une réduction des frais juridiques de façon générale, mais est également encouragée par la Cour avec l'évaluation du caractère raisonnable des frais encourus.

Le rôle important des offres de règlement

L'un des objectifs dans l'octroi des dépens est d'encourager les règlements avant procès. Les Règles des Cours fédérales prévoient un mécanisme pour récompenser une partie qui offre de régler l'instance, si cette offre de règlement n'est pas acceptée et que la partie obtient un meilleur résultat au procès. La Cour cherche cependant à ce que de telles offres contiennent un compromis. Comme dans l'évaluation de frais en général, déterminer si une offre de règlement représente un véritable compromis ou si le résultat au procès est « meilleur » que ce qui était offert dépend des faits et des circonstances.

Dans l'affaire Bauer[5], la Cour a doublé le pourcentage de recouvrement pour la période suivant l'offre de règlement faite par la défenderesse. La Cour a conclu que le paiement proposé dans l'offre de règlement était un véritable compromis, même si le montant recherché par la demanderesse au procès était nettement plus élevé. La Cour a aussi souligné l'explication offerte dans l'offre pour justifier le montant offert.

Dans Allergan c. Sandoz[6], une action en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), la Cour a refusé de tenir compte d'une offre de règlement de Sandoz qui comprenait, à titre de compromis, une renonciation à sa demande de dommages-intérêts en vertu de l'article 8 du Règlement[7], en échange de mettre fin à la procédure et d'un paiement par Allergan. La Cour a refusé de donner effet à la renonciation offerte des dommages-intérêts en vertu de l'article 8 au motif qu'il n'y avait pas de preuve permettant de déterminer s'il s'agissait en fait d'un compromis. Il était impossible de savoir si Sandoz pouvait avoir ou non droit à des dommages-intérêts dans une procédure en vertu de l'article 8, et de quel montant, le cas échéant.

La Cour a cependant tenu compte d'une autre offre de règlement dans le cadre de laquelle Sandoz a offert un petit paiement de 50 000 $. La Cour a rejeté l'argument d'Allergan qui avançait qu'il s'agissait d'une demande de désistement, et non d'un compromis, compte tenu du petit montant offert comparativement aux frais encourus. Cette conclusion est similaire à celle dans Camso[8], où la Cour a reconnu une offre de retrait (« walk away ») qui obligerait les deux parties à renoncer à leurs demandes sans octroi de dépens (l'une pour contrefaçon et l'autre pour invalidité).

En bout de ligne, la jurisprudence met en évidence l'importance qu'accorde la Cour aux offres de règlement et aux conséquences qui découlent du fait d'ignorer une offre de règlement qui aurait été plus favorable que le jugement de la Cour. Il faut cependant noter que l'offre doit être suffisamment quantifiable pour faire office de « compromis ». Il peut être avantageux d'accompagner l'offre de règlement d'une explication ou justification, plutôt que d'offrir uniquement un montant forfaitaire sans explications.

La conduite des parties

En plus de fixer un pourcentage de recouvrement des frais juridiques, les frais de base encourus auxquels s'appliquent le pourcentage seront aussi examinés par la Cour afin d'évaluer s'ils étaient raisonnables dans les circonstances. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire étendu de la Cour pour accorder des dépens, plusieurs raisons peuvent être avancées pour « ajuster » ou « réduire » les frais de base à recouvrer.

Lorsqu'elle évalue les frais encourus par la partie gagnante, la Cour est réticente à remettre en question les dépenses. Cependant, la Cour examine souvent le montant total dépensé par rapport à la réclamation en cause. Lorsque la partie perdante allègue que les frais encourus sont trop élevés ou déraisonnables, la partie perdante pourrait être contrainte à soumettre ses propres frais pour fins de comparaison.

Les raisons les plus fréquentes d'ajustement de frais sont liées au fait d'avoir causé des complications ou provoqué des pertes de temps inutiles. Par exemple, la production tardive d'informations qui force des changements chez la partie adverse peut entraîner une réduction des frais pour compenser le travail supplémentaire engendré. Dans d'autres cas, la Cour peut être d'avis que les frais encourus étaient excessifs et imposer un plafond ou une réduction à certains frais réclamés.

Fait à noter, la Cour a averti que cette analyse ne devrait être faite qu'une seule fois dans l'octroi des dépens. Lorsque le comportement d'une partie a été utilisé pour réduire le pourcentage de recouvrement, il ne devrait pas être ré-utilisé pour aussi réduire le montant des frais. Cependant, compte tenu du pouvoir discrétionnaire étendu de la Cour, les mêmes facteurs par rapport à la conduite d'une partie peuvent être appliqués tant dans l'analyse du pourcentage de recouvrement que dans l'évaluation des frais encourus.

Le recouvrement des déboursements

Une partie qui a gain de cause peut également recouvrer les déboursements qu'elle a encourus au cours du litige. Ceci peut inclure les coûts d'impression et d'expédition, les frais de justice, les frais d'expert et les coûts de déplacements. Ces déboursements sont également soumis à un examen de la Cour pour déterminer s'ils étaient « raisonnablement » dans les circonstances.

Les réductions de déboursements les plus importantes s'appliquent souvent aux coûts de déplacements et frais d'experts. La Cour a commencé à souligner les frais élevés d'experts en matière de propriété intellectuelle et à réduire ces frais dans plusieurs cas pour éviter que ces dépenses ne deviennent disproportionnées par rapport aux questions en litige.

Plusieurs raisons peuvent mener à une réduction des frais d'un expert. Les plus communes impliquent :

  • Réduire le taux horaire d'un expert pour refléter davantage celui de l'avocat principal au procès, ou pour s'arrimer aux frais d'autres experts traitant du même sujet;
  • Réduire globalement les honoraires en raison d'une répétition entre plusieurs experts;
  • Réduire les coûts associés à un expert qui assiste au procès pour observer la preuve, à moins que cette preuve soit pertinente au témoignage de l'expert; ou
  • Réduire les frais d'experts lorsque le témoignage de l'expert n'était pas utile ou n'a pas aidé la Cour.

En plus d'examiner les frais d'experts, la Cour examine souvent aussi les coûts de déplacement. En règle générale, les dépens sont alloués uniquement pour les vols en classe économique et les hôtels à « raisonnables ». Dans Allergan c. Sandoz[9], la Cour a autorisé les vols en classe affaires pour les inventeurs puisqu'ils voyageaient en provenance du Japon. La Cour a cependant réduit les frais d'hôtel afin qu'ils reflètent mieux le nombre de jours d'interrogatoire préalable pour chaque inventeur.

De plus, si la Cour a ajusté ou réduit des frais d'avocats encourus en raison de démarches excessives ou parce qu'un nombre excessif d'avocats étaient impliqués, la Cour refusera souvent d'accorder des dépens pour les déboursements correspondant à ces réductions.

Conclusion

Même si un certain nombre de décisions ont été rendues sur les dépens, l'élément commun réside dans l'analyse des circonstances propres à chaque affaire. Les décisions sont souvent brèves, évitent de discuter de l'information confidentielle, et sont souvent influencées par l'appréciation de la Cour des détails inhérents de l'affaire, qui ne sont pas toujours évidents d'une perspective externe.

Dans l'ensemble, la Cour fédérale mise sur les dépens pour atteindre l'objectif global qui est d'atteindre une résolution efficiente et coopérative des principales questions en litige. C'est en prenant des mesures pour rationaliser et axer le dossier sur les principaux enjeux qu'une partie sera en mesure de recouvrer une plus grande part des frais qu'elle a encourus.


[1] Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2017 CAF 25.

[2] Seedlings Life Science Ventures, LLC c. Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505.

[3] Bauer Hockey Ltd c. Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862.

[4] Allergan Inc. c Sandoz Canada Inc., 2021 FC 186.

[5] Supra, note 3.

[6] Supra, Note 4.

[7] Dans les actions intentées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), si le défendeur défend avec succès l'action et qu'il a été retardé dans son entrée sur le marché en raison de l'action intentée, l'article 8 du Règlement prévoit la possibilité, dans certains cas, que ce défendeur engage une action en dommages-intérêts en raison de l'entrée tardive sur le marché.

[8] Camso Inc. c.Soucy International, 2019 CF 816.

[9] Supra, note 4.


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